Le culte du moi 3 | Page 6

Maurice Barrès
princes de ce monde aux pires réfractaires. Non admises à être la
maîtresse adulante d'un roi, de telles filles sont des révoltées dont
l'âcreté et la beauté piétinée serrent le coeur. Bérénice fut particulière

en ceci que, pour charmer son imagination, il suffit du plus banal des
romanesques, du romanesque de la mort. Pour l'heure, elle était une
petite cigale, pas encore bruyante, si sèche, si frêle, que j'en avais tout à
la fois de la pitié et du malaise. Tous trois maintenant, sans parler, avec
des sentiments divers où dominait l'incertitude, nous la regardions,
comme font trois amateurs autour de la chrysalide où se débat ils ne
savent quel papillon.
Mon ami, qui habitait Asnières et que pressait l'heure de son train, me
demanda de reconduire nos singulières compagnes. Son sourire me
froissa, je n'avais plus que mauvaise humeur d'être mêlé à une aventure
de cet ordre. Je comptais bien ne pas m'y attarder cinq minutes! et par
la suite je lui ai dû de prendre conscience de deux ou trois sentiments
qui jusqu'alors avaient sommeillé en moi.
Dans la voiture, la petite fille s'assit entre sa soeur et moi, et comme
c'était tout de même une enfant de dix ans, elle nous prit la main à tous
deux. Sur mes questions, elle me raconta d'un ton très doux le détail et
la fatigue de ses journées de petite danseuse, en appelant ses camarades
par leurs noms et avec des mots d'argot qui me rendaient assez gauche.
Elle n'était à Paris que depuis quelques mois et avait été élevée dans le
Languedoc, à Joigné.
--Ah! m'écriai-je, comme parlant à moi-même, le beau musée qu'on y
trouve!
--Vous l'aimez? demanda Bérénice en me serrant de sa petite main
chaude.
Je lui dis y avoir passé des heures excellentes et leur en donnai des
détails.
--Notre père était gardien de ce musée, me dit la grande soeur; c'est là
que Bérénice se plaisait; elle pleure chaque fois qu'elle y pense.
--Et pourquoi pleurez-vous, petite fille?
Elle ne me répondit pas, et détourna les yeux.

--Il n'y venait jamais personne, reprit la grande soeur; les tapisseries,
les tableaux étaient si vieux! Si vous nous connaissiez depuis plus
longtemps, je croirais que vous parlez de Joigné pour faire plaisir à
Bérénice.
Nous étions arrivés chez elles, là-bas, sur ce flanc de la butte
Montmartre qui domine la banlieue. Je pris dans mes bras cette petite
fille maigre pour la descendre de voiture, et déjà la légère curiosité
qu'elle m'avait inspirée se faisait plus tendre à cause de notre passion
commune pour ce musée de Joigné, ce musée du roi René, d'un charme
délicat et misérable, comme la petite bouche si fine et à peine rosé de
cette enfant aux cheveux nattés.
* * * * *
CHAPITRE QUATRIÈME
HISTOIRE DE BÉRÉNICE (Suite).--LE MUSÉE DU ROI RENÉ
C'est un art très étroit, mais c'est de l'art qu'on trouve au «Musée du roi
René», et ses trois salles du quinzième siècle présentent même une des
étapes les plus touchantes de notre race.
La plupart des hommes n'y voient que des beautés mortes et presque de
l'archéologie, mais quelques-uns, d'âme mal éveillée, attendris de
souvenirs confus, n'admettent pas qu'on dénoue si vite les liens de la
vie et de la beauté. Cet art franco-flamand qui, au quatorzième siècle,
fut la fleur du luxe et de la grâce, ne leur est pas seulement un
renseignement, il les émeut.
Peut-être ces bibelots, du temps qu'ils étaient d'usage familier, leur
eussent paru vulgaires, mais le silence et la froideur des musées, qui
glacent les gens sans imagination, disposent quelques autres à la plus
fine mélancolie.
Cette collection a été formée par une façon de patriote qui consacra la
première partie de sa vie à envisager le français et le latin comme deux
langues soeurs sorties du gaulois, et il s'indignait, dans des revues

départementales, de la manie qu'on a de dériver nos mots de vocables
latins. Par un raisonnement analogue, il affirmait que le réveil artistique,
dit Renaissance, s'était manifesté dans un même frisson, à la même
heure, sur toute l'Europe; et il démontra avec passion que l'influence
italienne n'avait été qu'une greffe néfaste, posée sur notre art français, à
l'instant où celui-ci, d'une merveilleuse vigueur, allait épanouir sa
pleine originalité. Et comme, à l'appui de sa première manie, il avait
publié une liste de mots français, tout indépendants du latin et
d'évidente origine celtique» pour édifier sur les qualités autochtones de
la première renaissance française, il réunit des panneaux, des
miniatures et des orfèvreries des douzième et treizième siècles, qui ne
trahissent rien d'italien.
Ses curiosités désintéressées le servirent. Il correspondait avec les curés
pour obtenir d'eux des vocabulaires de patois locaux, il visitait les plus
misérables masures pour y dénicher des choses d'art; aussi devint-il
populaire près de l'un et
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