Le culte du moi 3 | Page 5

Maurice Barrès
choquant; je n'en garde
pourtant que des sensations très fines. Cette petite libertine, entrevue à
une époque fort maussade de ma vie, m'a laissé une image tendre et
élégante, que j'ai serrée de côté, comme jadis ces oeufs dé Pâques dont
les couleurs m'émouvaient si fortement que je ne voulais pas les
manger.
Je l'ai connue, avais-je dix-neuf ans? à la suite d'une longue discussion
sur l'ironie, ennemie de l'amour et même de la sensualité: «Les femmes,
me disait un aimable homme, qui dans la suite devint gaga, les femmes
sont maladroites. Parce qu'il arrive souvent qu'elles ont les yeux jolis,
elles négligent de les fermer quand cela conviendrait, elles voient des
choses qui les font sourire; aussi, malgré la rage qu'elles ont d'être nos
maîtresses, ne peuvent-elles se décider à le demeurer.» L'amour, dans

son opinion, est l'effort de deux âmes pour se compléter, effort entravé
par l'existence de nos corps qu'il faut le plus possible oublier. Mais
cette conception des choses sentimentales, délicate en son principe, le
menait un peu loin. Elle le menait à Londres, tous les mois, par amour
des petites filles: «Seules, disait-il, elles font voir intacte la part de
soumission que la nature a mise dans la femme et que gâtent les
premiers succès mondains.» Et suivant son idée, vers les minuit, il me
conduisit à la sortie de l'Éden, où figuraient alors dans un ballet des
centaines d'enfants écaillés d'or, se balançant autour d'une danseuse
lascive.
Je lui faisais la critique de son système, quand soudain, sur la rue
Boudreau, s'ouvrit une porte d'où se déploya en éventail un troupeau de
petites filles fanées. Elles sautaient à cloche-pied et criaient comme à la
sortie de l'école, pouvant avoir de six à douze ans. Sur le trottoir en face,
mal éclairé, nous étions des vieux messieurs, des mamans, mon ami et
moi, une vingtaine de personnes mornes. Une fillette nous aperçut enfin
et courut au peintre avec une vivacité affectueuse. Lui, la prenant
doucement par la main: «Ma petite amie Bérénice,» me dit-il. Elle
s'était fait soudain une petite figure de bois où vivaient seuls de beaux
yeux observateurs. Elle nous quitta pour embrasser une grande jeune
femme, sa soeur aînée, d'attitude maladive et honnête, à qui mon
compagnon me présenta.
Cette scène m'emplit d'un flot subit de pitié. Tous quatre nous
remontions la rue Auber; je tenais Bérénice par la main, et j'étais très
occupé à préserver ce petit être des passants. Je ne cherchais pas à lui
parler, seulement j'avais dans l'esprit ce que dit Shakespeare de
Cléopâtre: «Je l'ai vue sauter quarante pas à cloche-pied. Ayant perdu
haleine, elle voulut parler et s'arrêta palpitante, si gracieuse qu'elle
faisait d'une défaillance une beauté.»
Ce privilège divin, faire d'une défaillance une beauté, c'est toute la
raison de la place secrète que, près de mon coeur, je garde, après dix
ans, à l'enfant Bérénice. Elle eut plus de défaillances qu'aucune
personne de son âge, mais elle y mit toujours des gestes tendres, et sur
cette petite main, après tant de choses affreuses, je ne puis voir de

péché.
Quand nous fûmes assis à la terrasse d'un mauvais café de la rue
Saint-Lazare, mon compagnon félicita la soeur aînée de la robe de
Bérénice. Elle en parut heureuse, et répondit avec cette résignation qui
m'avait d'abord frappé:
--Je fais ce que je puis pour la bien tenir; notre vie est difficile.
Petite-Secousse a des dépenses au-dessus de son âge, des dépenses de
grande fille.
La grande fille, qui mangeait des tartes avec une vive satisfaction,
s'interrompit pour compter sur ses doigts:
--Je gagne à l'Éden douze sous par jour; j'ai pour ma première
communion dix sous par semaine de M. le curé, et il y a M. Prudent qui
donne dix louis par mois.
--C'est vrai, répondit la soeur, mais à l'Éden on attrappe des amendes;
pour la première communion, il faudra un cierge, la robe blanche et ma
toilette, et puis il y a les cigares de M. Prudent.
Mon compagnon se divertissait infiniment; M. Prudent surtout le ravit.
L'enfant, à qui il faisait voir un écu, le saisit des deux mains avec une
furie de joie; puis son visage reprit cette froideur sous laquelle je
devinais une folle puissance de sentir. Masque entêté de jeune reine aux
cheveux plats! Jamais on ne vit d'yeux si graves et ainsi faits pour
distinguer ce qui perle d'amertume à la racine de tous les sentiments.
Oh! celle-là n'avait pas le tendre sourire des enfants sensibles, qui
pleurent si l'on ne sourit pas quand ils sourient. Et pourtant je sais bien
qu'elle eût aimé avec passion une mère élégante et jeune à qui le monde
eût prodigué ses succès. Avec leur fierté, les petits êtres de cette sorte
peuvent aimer seulement ceux qui émeuvent leur imagination. Ils vont
des
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