Le culte du moi 3 | Page 8

Maurice Barrès
comme tous les enfants, l'habitude de se reconna?tre dans quelques-unes des figures de ces vieux panneaux. Elle accepta l'autorité du ma?tre de danse, comme les simples se soumettent aux forces de la nature. C'est un instinct commun à toutes les jeunes civilisations, à toutes les créatures naissantes, et fortifié en Bérénice par les panneaux religieux du roi René, de croire qu'une intelligence supérieure, généralement un homme agé, ordonne le monde.
Son acceptation, d'ailleurs, avait toute l'aisance des choses naturelles, sans le moindre servilisme. Ce sentiment avait été développé en elle par l'image familière et bonhomme que la légende lui donnait du roi René, fondateur du chateau et patron de cet art. Elle savait plusieurs anecdotes où ce prince accueille avec bonté les humbles. L'imagination qu'elle se fit de ce personnage contribua pour une bonne part à lui former cette petite ame qui n'eut jamais de platitude. Bérénice considérait qu'il est de puissants seigneurs à qui l'on ne peut rien refuser, mais elle ne perdit jamais le sentiment de ce qu'elle valait elle-même. Excellente éducation! qui e?t fait d'elle la ma?tresse déférente mais non intimidée d'un prince, et qui lui laissait tous ses moyens pour donner du plaisir. Qualité trop rare!
En vérité, ce musée convenait pour encadrer cette petite fille, qui en devint visiblement l'ame projetée: d'imagination trop ingénieuse et trop subtile, comme les vieux fonds de complications gothiques de ces tableaux; de sens bien vivant, comme ces essais de paysages et de copies de la nature, où la Renaissance appara?t dans les oeuvres du quatorzième siècle.
Cette petite femme traduisait immédiatement en émotions sentimentales toutes les choses d'art qui s'y prêtaient. Les grandes tapisseries de Flandre et les peintures d'Avignon formèrent sa conscience; les orfèvres de Limoges, les chaudronniers de Dinan lui faisaient une maison parée, où elle vécut sans camarade et apprit les rêveries tendres, qui sont choses exquises dans un décor élégant.
Il y avait dans une vitrine une dentelle précieuse pour sa beauté; et l'enfant, qui se distrayait à suivre les visiteurs et à écouter les explications que leur donnait son père, avait observé que les messieurs souriaient et que les jeunes femmes, rougissant un peu, se penchaient sur cette claire vitrine avec plus d'intérêt que sur aucun autre numéro du catalogue. Cette dentelle avait été offerte par le roi charmant, le Louis XV des premières années, à l'une de ces ma?tresses d'un soir qu'on avait soin de lui présenter à chaque relai, afin qu'il p?t se rendre compte des ressources de son royaume. Ce gage, qu'avaient peut-être trempé les pleurs de la mélancolique délaissée, était gardé dans sa famille, une des premières du Languedoc, et transmis précieusement à celle qui épousait le fils a?né de la maison. Quand la mort eut dissipé la dernière goutte de ce sang honoré par les rois, la légère dentelle fut recueillie dans le musée. Les érudits méprisaient fort cet anachronisme, mais Bérénice, le nez écrasé contre la vitre, souvent rêva d'un prince René, très jeune et revenant des pays du soleil avec des voitures pleines d'un art joyeux. Les petites filles bien nées rêvent toutes confusément d'une renaissance italienne: c'est l'état d'ame de notre race au quinzième siècle, un peu seule et desséchée, aspirant au baiser sensuel de l'Italie.
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J'ai des doigts bien lourds pour vous indiquer, dans les sourires et les plis délicats du visage de Bérénice, tout ce qu'y marquèrent ces vieilles oeuvres. Ne croyez pas du moins qu'elle f?t triste. Gomme ceux de son age, elle avait des jouets, mais par économie on les lui choisissait dans les vitrines.
Son album d'images, c'était la reproduction photographique d'un livre qu'à leur retour d'Italie portaient avec eux, comme galante mémoire, les compagnons de Charles VIII, car y étaient dépeintes, sous divers costumes et à l'état naturel, beaucoup de femmes violées par ces seigneurs.
Elle adopta comme poupée une petite image de Notre-Dame en or, qui s'ouvrait par le ventre et où l'on voyait la Trinité. Tous ses jeux étaient ennoblis.
Il y avait encore, pour la distraire, un précieux ex-voto dédié à sainte Luce à qui, comme on le sait, les pa?ens arrachèrent les yeux, et cette relique était un merveilleux vase avec des yeux peints au fond,--ce qui pour le père, bonhomme un peu lourd, pour la mère, jeune femme vive et rieuse, et pour la jeune Bérénice, elle-même, était un inépuisable sujet de joie.
Ainsi les choses lui faisaient une ame sensible et élégante. Le danger était qu'elle s'enfermat dans la vie intérieure, qu'elle ne soup?onnat pas la vie de relations.
En cela son éducation fut excellemment complétée par le compagnon ordinaire de ses jeux, un singe, que sa mère avait obtenu pour un long baiser d'un matelot à peine débarqué a Port-Vendrès. Et ce singe, en même temps qu'il lui apprit l'art de figurer les passions, lui vivifiait l'univers, jusqu'alors pour
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