Le culte du moi 2 | Page 8

Maurice Barrès
de ce cher projet par la
nécessité d'être extrêmement énergique pour l'exécuter. Même je me
suis arrêté de souhaiter franchement cette vie, car j'ai soupçonné qu'elle
deviendrait vite une habitude et remplie de mesquineries: rires de
séminaristes, contacts de compagnons que je n'aurais pas choisis et
parmi lesquels je serais la minorité.
Nos femmes, en m'entendant, se mirent à blasphémer, par esprit
d'opposition, et à se frapper le front, pour signifier que je déraisonnais.
--C'est étrange, répondit Simon, que je ne t'aie pas connu ce goût
pendant des années. Je pensais: il est aimable, actif, changeant, toutes
les vertus de Paris, mais il ne sent rien hors de cette ville. Moi, c'est la
campagne, des chiens, une pipe et les notions abondantes et froides de
Spencer à débrouiller pendant six mois.
--Erreur! lui dis-je, tu t'y ennuyais. Nous avons l'un et l'autre vêtu un
personnage. J'affectai en tous lieux, d'être pareil aux autres, et je ne

m'interrompis jamais de les dédaigner secrètement. Ce me fut toujours
une torture d'avoir la physionomie mobile et les yeux expressifs. Si tu
me vis, sous l'oeil des barbares, me prêter à vingt groupes bruyants et
divers, c'était pour qu'on me laissât le répit de me construire une vision
personnelle de l'univers, quelque rêve à ma taille, où me réfugier, moi,
homme libre.
Ainsi revenions-nous à nos principes de l'après-midi, et à convenir que
nous avons été créés pour analyser nos sensations, et pour en ressentir
le plus grand nombre possible qui soient exaltées et subtiles. J'entrai
dans la vie avec ce double besoin. Notre vertu la moins contestable,
c'est d'être clairvoyants, et nous sommes en même temps ardents avec
délire. Chez nous, l'apaisement n'est que débilité; il a toute la tristesse
du malade qui tourne la tête contre le mur.
Nous possédons là un don bien rare de noter les modifications de notre
moi, avant que les frissons se soient effacés sur notre épiderme. Quand
on a l'honneur d'être, à un pareil degré, passionné et réfléchi, il faut
soigner en soi une particularité aussi piquante. Raffinons
soigneusement de sensibilité et d'analyse. La besogne sera aisée, car
nos besoins, à mesure que nous les satisfaisons, croissent en exigences
et en délicatesses, et seule, cette méthode saura nous faire toucher le
bonheur.
C'est ainsi que Simon et moi, par emballement, par oisiveté, nous
décidâmes de tenter l'expérience.
Courons à la solitude! Soyons des nouveau-nés! Dépouillés de nos
attitudes, oublieux de nos vanités et de tout ce qui n'est pas notre âme,
véritables libérés, nous créerons une atmosphère neuve, où nous
embellir par de sagaces expérimentations.
* * * * *
Dès lors, nous vécûmes dans le lendemain; et chacune de nos réflexions
accroissait notre enivrement. «Désormais nous aurons un coeur ardent
et satisfait», nous affirmions-nous l'un à l'autre sur la plage, car nous
avions sagement décidé de procéder par affirmation. «Cette sole est très

fraîche...; votre maîtresse, délicieuse...» me disait jadis un compagnon
d'ailleurs médiocre, et grâce à son ton péremptoire la sauce passait
légère, je jouissais des biens de la vie.
* * * * *
Dans la liste qu'une agence nous fit tenir, nous choisîmes, pour la louer,
une maison de maître, avec vaste jardin planté en bois et en vignes, sise
dans un canton délaissé, à cinq kilomètres de la voie ferrée, sur les
confins des départements de Meurthe-et-Moselle et des Vosges.
Originaires nous-mêmes de ces pays, nous comptions n'y être distraits
ni par le ciel, ni par les plaisirs, ni par les moeurs. Puis nous n'y
connaissions personne, dont la gentillesse pût nous détourner de notre
généreux égotisme.
C'est alors que, corrects une suprême fois envers nos tristes amies, qui
furent tour à tour ironiques et émues, nous passâmes à Paris liquider
nos appartements et notre situation sociale. Nous sortîmes de la grande
ville avec la joie un peu nerveuse du portefaix qui vient de délivrer ses
épaules d'une charge très lourde. Nous nous étions débarrassés du
siècle.
Dans le train qui nous emporta vers notre retraite de Saint-Germain, par
Bayon (Meurthe-et-Moselle), nous méditions le chapitre xx du livre Ier
de l'Imitation, qui traite «De l'amour de la solitude et du silence». Et
pour nous délasser de la prodigieuse sensibilité de ce vieux moine, nous
établissions notre budget (14.000 francs de rente). Malgré que l'odeur
de la houille et les visages des voyageurs, toujours, me bouleversent
l'estomac, l'avenir me paraissait désirable.
* * * * *
CHAPITRE II
MÉDITATION SUR LA JOURNÉE DE JERSEY
Cette journée de Jersey fut puérile en plus d'un instant, et pas très nette
pour moi-même. Comment accommoder cette haine mystique du

monde et cet amour de l'agitation qui me possèdent également! C'est à
Jersey pourtant, nerveux qui chicanions au bord de l'Océan, que
j'approchai le plus d'un état héroïque. Je tendais a me dégager de
moi-même. L'amour de Dieu soulevait
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