Le culte du moi 2 | Page 9

Maurice Barrès
ma poitrine.
Je dis Dieu, car de l'éclosion confuse qui se fit alors en mon
imagination, rien n'approche autant que l'ardeur d'une jeune femme,
chercheuse et comblée, lasse du monde qu'elle ne saurait quitter et qui,
dévote, s'agenouille en vous invoquant, Marie Vierge et Christ Dieu!
Ces créatures-là, puisqu'elles nous troublent, ne sont pas parfaites, mais
la civilisation ne produit rien de plus intéressant. Les vieux mots qui
leur sont familiers embelliront notre malaise, dont ils donnent en même
temps une figure assez exacte.
Hélas! les contrariétés d'où sortit mon état de grâce, je vois trop
nettement leur médiocrité pour que mon rêve de Jersey n'ait très vite
perdu à mes yeux ce caractère religieux que lui conservent mes
vocables. Jamais rien ne survint en mon âme qui ne fût embarrassé de
mesquineries. Amertume contre ce qui est, curiosité dégoûtée de ce que
j'ignore, voilà peut-être les tiges flétries de mes plus belles exaltations!
* * * * *
Avant cette journée décisive, déjà la grâce m'avait visité. J'avais déjà
entrevu mon Dieu intérieur, mais aussitôt son émouvante image
s'emplissait d'ombre. Ces flirts avec le divin me ternissaient le siècle,
sans qu'ils modifiassent sérieusement mon ignominie. C'est par le
dédain qu'enfin j'atteignis à l'amour. Certes, je comprenais que seul le
dégoût préventif à l'égard de la vie nous garantit de toute déception, et
que se livrer aux choses qui meurent est toujours une diminution; mais
il fallut la révélation de Jersey, pour que je prisse le courage de me
conformer à ces vérités soupçonnées, et de conquérir par la culture de
mes inquiétudes l'embellissement de l'univers. C'est en m'aimant
infiniment, c'est en m'embrassant, que j'embrasserai les choses et les
redresserai selon mon rêve.
Oui, déjà j'avais été traversé de ce délire d'animer toutes les minutes de
ma vie. Sur les petits carnets où je note les pointes de mes sensations

pour la curiosité de les éprouver à nouveau, quand le temps les aura
émoussées, je retrouve une matinée de juillet que, malade, vraiment
épuisé, tant mon corps était rompu et mon esprit lucide d'insomnie, je
m'étais fait conduire à la bibliothèque de Nancy, pour lire les Exercices
spirituels d'Ignace de Loyola. Livre de sécheresse, mais infiniment
fécond, dont la mécanique fut toujours pour moi la plus troublante des
lectures; livre de dilettante et de fanatique. Il dilate mon scepticisme et
mon mépris; il démonte tout ce qu'on respecte, en même temps qu'il
réconforte mon désir d'enthousiasme; il saurait me faire homme libre,
tout-puissant sur moi-même.
Alors que j'étais ainsi mordu par ce cher engrenage, des militaires
passèrent sur les dix heures, revenant de la promenade matinale, avec
de la poussière, des trompettes retentissantes et des gamins admirateurs.
Et nous, ceux de la bibliothèque, un prêtre, un petit vieux, trois
étudiants, nous nous penchâmes des fenêtres de notre palais sur ces
hommes actifs. Et l'orgueil chantait dans ma tête: «Tu es un soldat, toi
aussi; tu es mille soldats, toute une armée. Que leurs trompettes levées
vers le ciel sonnent un hallali! Tiens en main toutes les forces que tu as,
afin que tu puisses, par des commandements rapides, prendre soudain
toutes les figures en face des circonstances.» Et, frémissant jusqu'à
serrer les poings du désir de dominer la vie, je me replongeai dans
l'étude des moyens pour posséder les ressorts de mon âme comme un
capitaine possède sa compagnie. --Quelque jour, un statisticien dressera
la théorie des émotions, afin que l'homme à volonté les crée toutes en
lui et toutes en un même moment.
Et puis ce fut la vie, car il fallut agir; et je me rappelle cette
douloureuse matinée où je vis un de ma race, mais ayant toujours
résisté à l'appétit de se détruire, qui me disait dans un accès d'orgueil:
«Ma tête est une merveilleuse machine à pensées et à phrases; jamais
elle ne s'arrête de produire avec aisance des mots savoureux, des
images précises et des idées impérieuses; c'est mon royaume, un empire
que je gouverne.» Et moi, tandis qu'il marchait dans l'appartement,
j'étais assombri et congelé par le bromure, au point que je n'avais pas la
force de lui répondre, et je me raidissais, avec un effort trop visible,
pour sourire et pour paraître alerte. Et je revins à midi, seul, par la

longue rue Richelieu (une de ces rues étroites qui me donnent un
malaise), plus accablé et plus inconscient, mais convaincu, au fond de
mon découragement, que le paradis c'est d'être clairvoyant et fiévreux.
* * * * *
Je m'écarte parmi ces souvenirs. C'est que j'y apprends à connaître mon
tempéramment, ses hauts et ses bas. Voilà les soucis, les nuances où je
reviens, sitôt que j'ai quelques loisirs. Je veux accueillir tous les
frissons de l'univers; je m'amuserai de tous mes nerfs. Ces anecdotes
qui vous paraissent peu de chose, je les
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