Le culte du moi 2 | Page 7

Maurice Barrès
de pitié contre nos
analyses et déductions, qu'elles déclaraient des niaiseries (à cause que
nous avons l'habitude de remonter jusqu'à un principe évident) et
inconvenantes (parce que nous rivalisons de sincérité froide).
Ah! ces homards de digestion si lente, dont nous souffrîmes, Simon et
moi, durant les longues après-midi de soleil, en face de l'Océan qui fait
mal aux yeux! Ah! ce thé dont nous abusâmes par engouement!
* * * * *

Un soir, au casino, nous rencontrâmes cinq camarades qui avaient bien
dîné et qui riaient comme de grossiers enfants. Ils se réjouissaient à
citer le nom familial de tel commerçant de la localité, et patoisaient à la
jersiaise. Ils invitèrent le capitaine du bâtiment de Granville-Jersey à
boire de l'alcool, puis ils parlèrent de la territoriale.
Ils furent cordiaux; nos femmes leur plurent; Simon n'ouvrit pas la
bouche. Moi, par urbanité, je tâchais de rire à chaque fois qu'ils riaient.
Avant de nous coucher, mon ami et moi, seuls sur le petit chemin, près
de la plage où se reflétait l'immense fenêtre brutalement éclairée de
notre salon, dans la vaste rumeur des flots noirs, nous goûtâmes une
réelle satisfaction à épiloguer sur la vulgarité des gens, ou du moins sur
notre impuissance à les supporter.
«O moi, disions-nous l'un et l'autre, Moi, cher enfant que je crée chaque
jour, pardonne-nous ces fréquentations misérables dont nous ne savons
t'épargner l'énervement.»
* * * * *
A déjeuner, le lendemain, Simon, qui est très dépensier, mais que les
gaspillages d'autrui désobligent, fit remarquer à son amie qu'elle
mangeait gloutonnement. Déjà le même défaut de tenue m'avait choqué
chez ma maîtresse, et je pris texte de l'occasion pour faire une courte
morale. Elles s'emportèrent, et tous deux, par des clignements d'yeux,
nous nous signalions leur grossièreté.
* * * * *
Vers deux heures, tandis qu'elles allaient dans les magasins, une voiture
nous conduisit jusqu'à la baie de Saint-Ouen.
Nous eûmes d'abord la sensation joyeuse de voir, pour la première fois,
cette plage étroite et furieuse, et nous nous assîmes auprès de l'écume
des lames brisées. Puis une tasse de thé nous raffermit l'estomac. Nous
étions bien servis, par un temps tiède, sur la façade nette d'un hôtel très
neuf, parmi cinq ou six groupes élégants et modérés. Je surveillais le

visage de Simon; à la troisième gorgée je vis sa gravité se détendre.
Moi-même je me sentais dispos.
--N'est-ce pas, lui dis-je, la première minute agréable que nous trouvons
à Jersey? Il n'était pourtant pas difficile de nous organiser ainsi. Quoi
en effet? un joli temps (c'est la saison), de l'inconnu (le monde en est
plein), une tasse de thé qui encourage notre cerveau (1 fr. 50).
--Tu oublies, me dit-il, deux autres plaisirs: l'analyse que nous fîmes,
hier soir, de notre ennui, et l'éclair de ce matin, à table, quand nous
nous sommes surpris à souffrir, l'un et l'autre, de l'impudeur de leurs
appétits.
--Arrête! m'écriai-je, car j'entrevois une piste de pensée.
Et, riant de la joie d'avoir un thème à méditer, nous courûmes nous
installer sur un rocher en face de l'Océan salé. Au bout d'une heure,
nous avions abouti aux principes suivants, que je copiai le soir même
avant de m'endormir:
* * * * *
PREMIER PRINCIPE: Nous ne sommes jamais si heureux que dans
l'exaltation.
DEUXIÈME PRINCIPE: Ce qui augmente beaucoup le plaisir de
l'exaltation, c'est de l'analyser.
La plus faible sensation atteint à nous fournir une joie considérable, si
nous en exposons le détail à quelqu'un qui nous comprend à demi-mot.
Et les émotions humiliantes elles-mêmes, ainsi transformées en matière
de pensée, peuvent devenir voluptueuses.
CONSÉQUENCE: Il faut sentir le plus possible en analysant le plus
possible.
Je remarque que, pour analyser avec conscience et avec joie mes
sensations, il me faut à l'ordinaire un compagnon.

* * * * *
Je me rappelle les détails et toute la physionomie de cette longue
séance que nous fîmes, couchés dans la brise purifiante et virile de
l'Océan. Nos intelligences étaient lucides, tonifiées par le bel air,
soutenues par le thé. J'ajouterai même que Simon s'éloigna un instant
sous les roches fraîches, ce dont je le félicitai, en l'enviant, car la
nourriture et l'air des plages entravaient fort la régularité de nos
digestions, où nous nous montrâmes toujours capricieux.
* * * * *
Le même soir, vers onze heures, réunis auprès de nos femmes dans le
petit salon de notre frêle villa, je disais à Simon, avec la franchise un
peu choquante des heures de nuit:
--Je t'avouerai que souvent je songeai à entrer en religion pour avoir
une vie tracée et aucune responsabilité de moi sur moi. Enfermé dans
ma cellule, résigné à l'irréparable, je cultiverais et pousserais au
paroxysme certains dons d'enthousiasme et d'amertume que je possède
et qui sont mes délices. Je fus détourné
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