Le culte du moi 2 | Page 6

Maurice Barrès
ardents et sceptiques. C'est très
facile avec le joli tempérament que nous avons tous aujourd'hui.
Cette méthode, je l'ai exposée et justifiée, je crois, dans la fiction qu'on
va lire. Il m'aurait plu de la ramasser dans quelque symbole, de
l'accentuer dans vingt-cinq feuillets très savants, très obscurs et un peu
tristes; mais soucieux uniquement de rendre service aux collégiens que
j'aime, je m'en tiens à la forme la plus enfantine qu'on puisse imaginer
d'un journal.
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UN HOMME LIBRE
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LIVRE PREMIER
EN ÉTAT DE GRACE
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CHAPITRE PREMIER
LA JOURNÉE DE JERSEY
Je suis allé à Jersey avec mon ami Simon. Je l'ai connu bébé, quand je
l'étais moi-même, dans le sable de sa grand'mère, où déjà nous
bâtissions des châteaux. Mais nous ne fûmes intimes qu'à notre
majorité. Je me rappelle le soir où, place de l'Opéra, vers neuf heures,
tous deux en frac de soirée, nous nous trouvâmes: je m'aperçus, avec un
frisson de joie contenue, que nous avions en commun des préjugés, un
vocabulaire et des dédains.
Nous nous sommes inscrits à l'école de M. Boutmy, rue
Saint-Guillaume. Mais voyais-je Simon trois mois par année? Il était
mondain à Londres et à Paris, puis se refaisait à la campagne. Il passe

pour excentrique, parce qu'il a de l'imprévu dans ses déterminations et
des gestes heurtés. C'est un garçon très nerveux et systématique,
d'aspect glacial. «Mérimée, me disait-il, est estimable à cause des gens
qui le détestent, mais bien haïssable à cause de ceux qu'il satisfait.»
Simon, qui ne tient pas à plaire, aime toutefois à paraître, et cela blesse
généralement. Très jeune, il était faiseur; aujourd'hui encore, il se met
dans des embarras d'argent. C'est un travers bien profond, puisque
moi-même, pour l'en confesser, je prends des précautions; pourtant
notre délice, le secret de notre liaison, est de nous analyser avec
minutie, et si nous tenons très haut notre intelligence, nous flattons peu
notre caractère.
Sa dépense et son souci de la bonne tenue le réduisent à de longs
séjours dans la propriété de sa famille sur la Loire. La cuisine y est
intelligente, ses parents l'affectionnent; mais, faute de femmes et de
secousses intellectuelles, il s'y ennuie par les chaudes après-midi. Je
note pourtant qu'il me disait un jour: «J'adore la terre, les vastes champs
d'un seul tenant et dont je serais propriétaire; écraser du talon une motte
en lançant un petit jet de salive, les deux mains à fond dans les poches,
voilà une sensation saine et orgueilleuse.»
L'observation me parut admirable, car je ne soupçonnais guère cette
sorte de sensibilité. Voilà huit ans que, pour être moi, j'ai besoin d'une
société exceptionnelle, d'exaltation continue et de mille petites
amertumes. Tout ce qui est facile, les rires, la bonne honorabilité, les
conversations oiseuses me font jaunir et bâiller. Je suis entré dans le
monde du Palais, de la littérature et de la politique sans certitudes, mais
avec des émotions violentes, ayant lu Stendhal et très clairvoyant de
naissance. Je puis dire, qu'en six mois, je fis un long chemin.
J'observais mal l'hygiène, je me dégoûtai, je partis; puis je revins, ayant
bu du quinquina et adorant Renan. Je dus encore m'absenter; les
larmoiements idéalistes cédèrent aux petits faits de Sainte-Beuve. En
86, je pris du bromure; je ne pensais plus qu'à moi-même. Dyspepsique,
un peu hypocondriaque, j'appris avec plaisir que Simon souffrait de
coliques néphrétiques. De plus, il n'estime au monde que M. Cokson,
qui a trois yachts, et, dans les lettres, il n'admet que Chateaubriand au

congrès de Vérone: ce qui plaît à mon dégoût universel. Enfin à Paris,
quand nous déjeunons ensemble, il a le courage de me dire vers les
deux heures: «Je vous quitte»; puis, s'il fume immodérément, du moins
blâme-t-il les excès de tabac. Ces deux points m'agréent spécialement,
car moi, je demeure sans défense contre des jeunes gens résolus qui
m'accaparent et m'imposent leur grossière hygiène.
C'est dans quelques promenades de santé, coupées de fraîches
pâtisseries au rond-point de l'Étoile, que je touchai les pensées intimes
de Simon, et que je découvris en lui cette sensibilité, peu poussée mais
très complète, qui me ravit, bien qu'elle manque d'âpreté.
Nous décidâmes de passer ensemble les mois d'été à Jersey.
* * * * *
Cette villégiature est méprisable: mauvais cigares, fadeur des pâturages
suisses, médiocrités du bonheur.
Nous eûmes la faiblesse d'emmener avec nous nos maîtresses. Et leur
vulgarité nous donnait un malaise dans les petits wagons jersiais
bondés de gentilles misses.
A Paris, nos amies faisaient un appareillage très distingué: belles
femmes, jolis teints; ici, rapidement engraissées, elles se
congestionnèrent. Elles riaient avec bruit et marchaient sottement,
ayant les pieds meurtris. Dans notre monotone chalet, au bord de la
grève, le soir, elles protestaient avec une sorte
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