Le culte du moi 1 | Page 8

Maurice Barrès
ses casuistiques, parmi tous ces systèmes qu'il avait
successivement vêtus et rejetés. Il procéda avec méthode, et de frissons
en frissons il se retrouva: depuis l'éveil de sa pensée, là-bas dans un de
ces lits de dortoir, où pressé par les misères présentes, trop soumis à ses
premières lectures, il essayait déjà d'individualiser son humeur indocile
et hautaine,--jusqu'à cette fièvre de se connaître qui veut ici laisser sa
trace.
Dans ce roman de la vie intérieure, la suite des jours avec leur
pittoresque et leurs ana ne devait rien laisser qui ne fût transformé en
rêve ou émotion, car tout y est annoncé d'une conscience qui se
souvient et dans laquelle rien ne demeure qui ne se greffe sur le Moi
pour en devenir une parcelle vivante. C'est aux manuels spéciaux de

raconter où jette sa gourme un jeune homme, sa bibliothèque, son
installation à Paris, son entrée aux Affaires étrangères et toute son
intrigue: nous leur avons emprunté leur langage pour établir les
concordances, mais le but précis que je me suis posé, c'est de mettre en
valeur les modifications qu'a subies, de ces passes banales, une âme
infiniment sensible.
Celui de qui je décris les apprentissages évoquerait peut-être dans une
causerie des visages, des anecdotes de jadis: il les inventerait à mesure.
Certaines sensibilités toujours en émoi vibrent si violemment que la
poussière extérieure glisse sur elles sans les pénétrer.
J'ai repoussé ce badinage, que par fausse honte ou pour qu'on admire
l'apaisement de notre maturité, nous affectons souvent au sujet de «nos
illusions de jeunesse»; mais je me défiai aussi de prêter l'âcreté, où il
atteignit sur la fin, à ma description de ses premières années, si belles
de confiance, de tendresse, d'héroïsme sentimental.
* * * * *
Chaque vision qu'il eut de l'univers, avec les images intermédiaires et
son atmosphère, se résumant en un épisode caractéristique;
les scènes premières, vagues et un peu abstraites pour respecter
l'effacement du souvenir et parce qu'elles sont d'une minorité défiante
et qui poussa tout au rêve;
de petits traits choisis, plus abondants à mesure qu'on approche de
l'instant où nous écrivons;
enfin dans une soirée minutieuse, cet analyste s'abandonnant à la
bohème de son esprit et de son coeur:
Voila ce qu'il aurait fallu pour que ce livre reproduisît exactement les
cinq années d'apprentissage de ce jeune homme, telles qu'elles lui
apparaissent à lui-même depuis cette page 277 et dernière où nous le
surprenons exigeant et lassé qui contemple le tableau de sa vie.

Voilà ce que je projetais, le curieux livret métaphysique, précis et
succinct, que j'aurais fait prendre en amitié par quelques dandies
misanthropes, rêvant dans un jour d'hiver derrière des vitres grésillées.
* * * * *
Du moins ai-je décrit sans malice d'art, en bonne lumière et sobrement.
Je me suis décidé à manquer d'éloquence littéraire; je n'avais pas
l'onction, ni l'autorité des ecclésiastiques qui parlèrent en termes
fortifiants des humiliations de la conscience. Annaliste d'une éducation,
je fis le tour de mon sujet en poussant devant moi des mots amoraux et
des phrases conciliantes. C'est ici une façon assez rare de catalogue
sentimental.
* * * * *
Mais pourquoi si lents et si froids, les petits traits d'analyse! Pourquoi
les mots, cette précision grossière et qui maltraite nos complications!
Au premier feuillet on voit une jeune femme autour d'un jeune homme.
N'est-ce pas plutôt l'histoire d'une âme avec ses deux éléments, féminin
et mâle? ou encore, à côté du Moi qui se garde, veut se connaître et
s'affirmer, la fantaisie, le goût du plaisir, le vagabondage, si vif chez un
être jeune et sensible? Que ne peut-on y voir? Je sais seulement que
mes troubles m'offrirent cette complexité où je ne trouvais alors rien
d'obscur. Ce n'est pas ici une enquête logique sur la transformation de
la sensibilité; je restitue sans retouche des visions ou émotions,
profondément ressenties. Ainsi, dans le plus touchant des poèmes, dans
la Vita nuova, la Béatrice est-elle une amoureuse, l'Église ou la
Théologie? Dante qui ne cherchait point cette confusion y aboutit,
parce qu'à des âmes, aux plus sensitives, le vocabulaire commun
devient insuffisant. Il vivait dans une excitation nerveuse qu'il nommait,
selon les heures, désir de savoir, désir d'aimer, désir sans nom--et qu'il
rendit immortelle par des procédés heureux.
Avec sa sécheresse, cette monographie, écrite malgré tout à deux pas de
l'_Éden_ où je flânai tant de soirs, est aussi une partie d'_un livre de
mémoires_.

* * * * *
On pourra juger que ma probité de copiste va parfois jusqu'à la candeur.
J'avoue que de simples femmes, agréables et gaies, mais soumises à la
vision coutumière de l'univers qu'elles relèvent d'une ironie facile, me
firent plus d'un soir renier à part moi mes poupées de derrière la tête.
Mais quoi! de la fatigue, une déception, de la musique,
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