Le culte du moi 1 | Page 9

Maurice Barrès
et je revenais à
mes nuances.
Saint Bonaventure, avec un grand sens littéraire, écrit qu'il faut lire en
aimant. Ceux qui feuillettent ce bréviaire d'égotisme y trouveront moins
à railler la sensibilité de l'auteur s'ils veulent bien réfléchir sur
eux-mêmes. Car chacun de nous, quel qu'il soit, se fait sa légende.
Nous servons notre âme comme notre idole; les idées assimilées, les
hommes pénétrés, toutes nos expériences nous servent à l'embellir et à
nous tromper. C'est en écoutant les légendes des autres que nous
commençons à limiter notre âme; nous soupçonnons qu'elle n'occupe
pas la place que nous croyons dans l'univers.
Dans ses pires surexcitations, celui que je peins gardait quelque lueur
de ne s'émouvoir que d'une fiction. Hors cette fiction, trop souvent sans
douceur, rien ne lui était. Ainsi le voulut une sensibilité très jeune unie
à une intelligence assez mûre.
Désireux de respecter cette tenue en partie double de son imagination,
j'ai rédigé des concordances, où je marque la clairvoyance qu'il
conservait sur soi-même dans ses troubles les plus indociles. J'y ai joint
les besognes que, pendant ses crises sentimentales, il menait dans le
monde extérieur. Je souhaite avoir complété ainsi l'atmosphère où ce
Moi se développait sans s'apaiser et qu'on ne trouve pas de lacunes
entre ces diverses heures vraiment siennes, heures du soir le plus
souvent, où, après des semaines de vision banale, soudain réveillé à la
vie personnelle par quelque froissement, il ramassait la chaîne de ses
émotions et disait à son passé, renié parfois aux instants gais et de
bonne santé: «Petit garçon, si timide, tu n'avais pas tort.»

* * * * *

LIVRE I
AVEC SES LIVRES
A Stanislas de Guaita.
* * * * *
CHAPITRE PREMIER
* * * * *
CONCORDANCE
_Il naquit dans l'Est de la France et dans un milieu où, il n'y avait rien
de méridional. Quand il eut dix ans, on le mit au collège où, dans une
grande misère physique (sommeils écourtés, froids et humidité des
récréations, nourriture grossière), il dut vivre parmi les enfants de son
âge, fâcheux milieu, car à dix ans ce sont précisément les futurs goujats
qui dominent par leur hâblerie et leur vigueur, mais celui qui sera plus
tard un galant homme ou un esprit fin, à dix ans est encore dans les
brouillards._
_Il fut initié au rudiment par M.F., le professeur le plus fort qu'on pût
voir; d'une seule main ce pédagogue arrachait l'oreille d'un élève qui de
plus en devenait ridicule._
_Comme son tour d'esprit portait notre sujet à généraliser, il commença
dès lors à ne penser des hommes rien de bon._
_Étant mal nourri, par manque de globules sanguins il devint timide, et
son agitation faite d'orgueil et de malaise déplut._
_Bientôt, pour relever ses humiliations quotidiennes, il eut des lectures
qui lui donnèrent sur les choses des certitudes hâtives et pleines

d'âcreté._
_Le roi Rhamsès II est blâmé par les conservateurs du Louvre, ayant
usurpé un sphinx sur ses prédécesseurs. Le jeune homme de qui je parle
inscrivit de même son nom sur des troupes de sphinx qui légitimement
appartenaient à des littérateurs français. Il s'enorgueillit d'étranges
douleurs qu'il n'avait pas inventées._
_On serait tenté de croire qu'il se donna, comme tous les jeunes esprits
curieux, aux poésies de Heine, au_ Thomas Graindorge _de Taine, à
la_ Tentation de saint Antoine, aux Fleurs du Mal; _il lut cela en effet
et bien d'autres littératures, des pires et des meilleures, mais surtout
dans_ _«les bibliothèques de quartier» du lycée, il se passionnait pour
les doctrines audacieuses qui sont mieux exposées que réfutées par la
lignée classique qui va du charmant Jouffroy à M. Caro. Là est le grand
secret de l'éducation d'un jeune homme; il s'attache aux auteurs qu'on
prétendait ne lui faire connaître que pour les accabler à ses yeux. A
dix-huit ans, il était gorgé des plus audacieux paradoxes de la pensée
humaine; il en eût mal développé l'armature, c'est possible, mais il s'en
faisait de la substance sentimentale. Et le tout aboutit aux visions
suivantes auxquelles on a gardé leur dessin de songe augmenté
peut-être par le recul._
* * * * *

PART INQUIET
Il rencontra le bonhomme Système sur la bourrique Pessimisme.
Le jeune homme et la toute jeune femme dont l'heureuse parure et les
charmes embaument cette aurore fleurie, la main dans la main
s'acheminent et le soleil les conduit.
--Prenez garde, ami, n'êtes-vous pas sur le point de vous ennuyer?
Sur ses lèvres, son âme exquise souriait au jeune homme, et les

jonquilles s'inclinaient à son souffle léger.
--N'espérons plus, dit-il avec lassitude, que ma pâleur soit la caresse
livide du petit jour; je me trouble de ce départ. Jadis, en d'autres
poitrines, mon coeur épuisa cette énergie dont le suprême parfum, qui
m'enfièvre vers des buts inconnus, s'évapora
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