étrangers, ces Barbares, qui l'eussent corrodé. Et cet acte
de foi, dont reçurent la formule, par mes soins, tant de lèvres qui ne
savaient plus que railler, il me vaudrait qu'on me dît sceptique!
J'entrevois une confusion. Des lecteurs superficiels se seront mépris sur
l'ironie, procédé littéraire qui nous est familier.
Vraiment je ne l'employai qu'envers ceux qui vivent, comme dans un
mardi-gras perpétuel, sous des formules louées chez le costumier à la
mode. Leurs convictions, tous leurs sentiments, ce sont manteaux de
cour qui pendent avilis et flasques, non pas sur des reins maladroits, sur
des mollets de bureaucrates, mais, disgrâce plus grave, sur des âmes
indignes. Combien en ai-je vu de ces nobles postures qui très
certainement n'étaient pas héréditaires!... Ah! laissez-m'en sourire, tout
au moins une fois par semaine, car tel est notre manque d'héroïsme que
nous voulons bien nous accommoder des conventions de la vie de
société et même accepter l'étrange dictionnaire où vous avez défini,
selon votre intérêt, le juste et l'injuste, les devoirs et les mérites; mais
un sourire, c'est le geste qu'il nous faut pour avaler tant de crapauds.
Soldats, magistrats, moralistes, éducateurs, pour distraire les simples de
l'épouvante où vous les mettez, laissez qu'on leur démasque sous vos
durs raisonnements l'imbécillité de la plupart d'entre vous et le remords
du surplus. Si nous sommes impuissants à dégager notre vie du courant
qui nous emporte avec vous, n'attendez pourtant pas, détestables
compagnons, que nous prenions au sérieux ces devoirs que vous
affichez et ces mille sentiments qui ne vous ont pas coûté une larme.
Ai-je eu en revanche la moindre ironie pour Athéné dans son Sérapis,
pour ma tendre Bérénice humiliée, pour les pauvres animaux? Nul ne
peut me reprocher le rire de Gundry sur le passage de Jésus portant sa
croix, ce rire qui nous glace dans Parsifal. Seulement, à Gundry non
plus je ne jetterai pas la réprobation, parce que, si nerveuse, elle-même
est bien faite pour souffrir. Toujours je fus l'ami de ceux qui étaient
misérables en quelque chose, et si je n'ai pas l'espoir d'aller jusqu'aux
pauvres et aux déshérités, je crois que je plairai à tous ceux qui se
trouvent dans un état fâcheux au milieu de l'ordre du monde, à tous
ceux qui se sentent faibles devant la vie.
Je leur dis, et d'un ton fort assuré: «Il n'y a qu'une chose que nous
connaissions et qui existe réellement parmi toutes les fausses religions
qu'on te propose, parmi tous ces cris du coeur avec lesquels on prétend
te rebâtir l'idée de patrie, te communiquer le souci social et t'indiquer
une direction morale. Cette seule réalité tangible, c'est le Moi, et
l'univers n'est qu'une fresque qu'il fait belle ou laide.
«Attachons-nous à notre Moi, protégeons-le contre les étrangers, contre
les Barbares.
«Mais ce n'est pas assez qu'il existe; comme il est vivant, il faut le
cultiver, agir sur lui mécaniquement (étude, curiosité, voyages).
«S'il a faim encore, donne-lui l'action (recherche de la gloire, politique,
industrie, finances).
«Et s'il sent trop de sécheresse, rentre dans l'instinct, aime les humbles,
les misérables, ceux qui font effort pour croître. Au soleil incliné
d'automne qui nous fait sentir l'isolement aux bras même de notre
maîtresse, courons contempler les beaux yeux des phoques et nous
désoler de la mystérieuse angoisse que témoignent dans leur vasque ces
bêtes au coeur si doux, les frères des chiens et les nôtres.»
Un tel repliement sur soi-même est desséchant, m'a-t-on dit. Nul d'entre
vous, mes chers amis, qui ne sourie de cette objection, s'il se conforme
à la méthode que j'expose. Ce que l'on dit de l'homme de génie, qu'il
s'améliore par son oeuvre, est également vrai de tout analyste du Moi.
C'est de manquer d'énergie et de ne savoir où s'intéresser que souffre le
jeune homme moderne, si prodigieusement renseigné sur toutes les
façons de sentir. Eh bien! qu'il apprenne à se connaître, il distinguera
où sont ses curiosités sincères, la direction de son instinct, sa vérité. Au
sortir de cette étude obstinée de son Moi, à laquelle il ne retournera pas
plus qu'on ne retourne à sa vingtième année, je lui vois une admirable
force de sentir, plus d'énergie, de la jeunesse enfin et moins de
puissance de souffrir. Incomparables bénéfices! Il les doit à la science
du mécanisme de son Moi qui lui permet de varier à sa volonté le jeu,
assez restreint d'ailleurs, qui compose la vie d'un Occidental sensible.
J'entends que l'on va me parler de solidarité. Le premier point c'était
d'exister. Que si maintenant vous vous sentez libres des Barbares et
véritablement possesseurs de votre âme, regardez l'humanité et
cherchez une voie commune où vous harmoniser.
Prenez d'ailleurs le Moi pour un terrain d'attente sur lequel vous devez
vous tenir jusqu'à ce qu'une personne énergique vous ait reconstruit une
religion. Sur ce terrain
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