aux forces de son instinct.
«Moi, disait Proudhon, se souvenant de son enfance, c'était tout ce que
je pouvais toucher de la main, atteindre du regard et qui m'était bon à
quelque chose; non-moi était tout ce qui pouvait nuire ou résister à
moi.» Pour tout être passionné qu'emporte son jeune instinct, c'est bien
avec cette simplicité que le monde se dessine. Proudhon, petit
villageois qui se roulait dans les herbages de Bourgogne, ne jouissait
pas plus du soleil et du bon air que nous n'avons joui de Balzac et de
Fichte dans nos chambres étroites, ouvertes sur le grand Paris, nous
autres jeunes bourgeois pâlis, affamés de tous les bonheurs. Appliquez
à l'aspect spirituel des choses ce qu'il dit de l'ordre physique, vous avez
l'état de Philippe dans _Sous l'oeil des Barbares_. Les Barbares, voilà le
non-moi, c'est-à-dire tout ce qui peut nuire ou résister au Moi.
Cette définition, qui s'illuminera dans _l'Homme libre_ et _le Jardin de
Bérénice_, est bien trouble encore au cours de ce premier volume. C'est
que la naissance de notre Moi, comme toutes les questions d'origine, se
dérobe à notre clairvoyance; et le souvenir confus que nous en
conservons ne pouvait s'exprimer que dans la forme ambiguë du
symbole. Ces premiers chapitres des «Barbares», le _Bonhomme
Système_, éducation désolée qu'avant toute expérience nous reçûmes
de nos maîtres, _Premières Tendresses_, qui ne sont qu'un baiser sur un
miroir, puis _Athéné_, assaillie dans une façon de tour d'ivoire par les
Barbares, sont la description sincère des couches profondes de ma
sensibilité.... Attendez! voici qu'à Milan, devant le sourire du Vinci, le
Moi fait sa haute éducation; voici que les Barbares, vus avec une plus
large compréhension, deviennent l'adversaire, celui qui contredit, qui
divise. Ce sera _l'Homme libre_, ce sera _Bérénice_. Quant à ce
premier volume, je le répète, point de départ et assise de la série, il se
limite à décrire l'éveil d'un jeune homme à la vie consciente, au milieu
de ses livres d'abord, puis parmi les premières brutalités de Paris.
Je le vérifiai à leurs sympathies, ils sont nombreux ceux de vingt ans
qui s'acharnent à conquérir et à protéger leur Moi, sous toute l'écume
dont l'éducation l'a recouvert et qu'y rejette la vie à chaque heure. Je les
vis plus nombreux encore quand, non contents de célébrer la sensibilité
qu'ils ont d'eux-mêmes, je leur proposai de la cultiver, d'être des
«hommes libres», des hommes se possédant en main.
* * * * *
c.--THÈSE D'«UN HOMME LIBRE»
Ce Moi, qui tout à l'heure ne savait même pas s'il pouvait exister, voici
qu'il se perfectionne et s'augmente. Ce second volume est le détail des
expériences que Philippe institua et de la religion qu'il pratiqua pour se
conformer a la loi qu'il se posait d'être ardent et clairvoyant.
Pour parvenir délibérément à l'enthousiasme, je me félicite d'avoir
restauré la puissante méthode de Loyola. Ah! que cette mécanique
morale, complétée par une bonne connaissance des rapports du
physique et du moral (où j'ai suivi Cabanis, quelqu'autre demain
utilisera nos hypnotiseurs), saurait rendre de services à un amateur des
mouvements de l'âme! Livre tout de volonté et d'aspect desséché
comme un recueil de formules, mais si réellement noble! J'y fortifie
d'une méthode réfléchie un dessein que j'avais formé d'instinct, et en
même temps je l'élève. A Milan, devant le Vinci, Philippe épure sa
conception des Barbares; en Lorraine, sa conception du Moi.
Ce ne sont pas des hors-d'oeuvre, ces chapitres sur la Lorraine que tout
d'abord le public accueillit avec indulgence, ni ce double chapitre sur
Venise, qui m'est peut-être le plus précieux du volume. Ils décrivent les
moments où Philippe se comprit comme un instant d'une chose
immortelle. Avec une piété sincère, il retrouvait ses origines et il
entrevoyait ses possibilités futures. A interroger son Moi dans son
accord avec des groupes, Philippe en prit le vrai sens. Il l'aperçut
comme l'effort de l'instinct pour se réaliser. Il comprit aussi qu'il
souffrait de s'agiter, sans tradition dans le passé et tout consacré à une
oeuvre viagère.
Ainsi, à force de s'étendre, le Moi va se fondre dans l'Inconscient. Non
pas y disparaître, mais s'agrandir des forces inépuisables de l'humanité,
de la vie universelle. De là ce troisième volume, _le Jardin de
Bérénice_, une théorie de l'amour, où les producteurs français qui
tapageaient contre Schopenhauer et ne savaient pas reconnaître en lui
l'esprit de notre dix- huitième siècle, pourront varier leurs
développements, s'ils distinguent qu'ici l'on a mis Hartmann en action.
* * * * *
d.--THÈSE DU «JARDIN DE BÉRÉNICE»
Mais peut-être n'est-il pas superflu d'indiquer que la logique de
l'intrigue est aussi serrée que la succession des idées....
A la fin de _Sous l'oeil des Barbares_, Philippe, découragé du contact
avec les hommes, aspirait à trouver un ami qui le guidât. Il faut
toujours en rabattre de
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