le culte du Moi a reçu un caractère
prépondérant dans l'exposition de mes idées, en même temps que
j'essayais de lui donner une valeur dramatique dans mon oeuvre.
Égoïsme, égotisme, Moi avec une majuscule, ont d'ailleurs fait leur
chemin. Tandis qu'un grand nombre de jeunes esprits, dans leur
désarroi moral, accueillaient d'enthousiasme cette chaloupe, il s'éleva
des récriminations, les sempiternelles déclamations contre l'égoïsme.
Cette clameur fait sourire. Il est fâcheux qu'on soit encore obligé d'en
revenir à des notions qui, une fois pour toutes, devraient être acquises
aux esprits un peu défrichés. «Les moralistes, disait avec une haute
clairvoyance Saint-Simon en 1807, se mettent en contradiction quand
ils défendent à l'homme l'égoïsme et approuvent le patriotisme, car le
patriotisme n'est pas autre chose que l'égoïsme national, et cet égoïsme
fait commettre de nation à nation les mêmes injustices que l'égoïsme
personnel entre les individus.» En réalité, avec Saint-Simon, tous les
penseurs l'ont bien vu, la conservation des corps organisés tient à
l'égoïsme. Le mieux où l'on peut prétendre, c'est à combiner les intérêts
des hommes de telle façon que l'intérêt particulier et l'intérêt général
soient dans une commune direction. Et de même que la première
génération de l'humanité est celle où il y eut le plus d'égoïsme
personnel, puisque les individus ne combinaient pas leurs intérêts, de
même des jeunes gens sincères, ne trouvant pas, à leur entrée dans la
vie, un maître, «_axiome, religion ou prince des hommes_,» qui
s'impose a eux, doivent tout d'abord servir les besoins de leur Moi. Le
premier point, c'est d'exister. Quand ils se sentiront assez forts et
possesseurs de leur âme, qu'ils regardent alors l'humanité et cherchent
une voie commune où s'harmoniser. C'est le souci qui nous émouvait
aux jours d'amour du _Jardin de Bérénice_.
Mais, par un examen attentif des seuls titres de ces trois petites suites,
nous allons toucher, sûrement et sans traîner, leur essentiel et leur
ordonnance.
* * * * *
b.--THÈSE DE «SOUS L'OEIL DES BARBARES»
Grave erreur de prêter à ce mot de barbares la signification de
«philistins» ou de «bourgeois». Quelques-uns s'y méprirent tout d'abord.
Une telle synonymie pourtant est fort opposée à nos préoccupations.
Par quelle grossière obsession professionnelle séparerais-je l'humanité
en artistes, fabricants d'oeuvres d'art et en non-artistes? Si Philippe se
plaint de vivre «sous l'oeil des barbares», ce n'est pas qu'il se sente
opprimé par des hommes sans culture ou par des négociants; son
chagrin c'est de vivre parmi des êtres qui de la vie possèdent un rêve
opposé à celui qu'il s'en compose. Fussent-ils par ailleurs de fins lettrés,
ils sont pour lui des étrangers et des adversaires.
Dans le même sens les Grecs ne voyaient que barbares hors de la patrie
grecque. Au contact des étrangers, et quel que fût d'ailleurs le degré de
civilisation de ceux-ci, ce peuple jaloux de sa propre culture éprouvait
un froissement analogue à celui que ressent un jeune homme contraint
par la vie à fréquenter des êtres qui ne sont pas de sa patrie psychique.
Ah! que m'importe la qualité d'âme de qui contredit une sensibilité! Ces
étrangers qui entravent ou dévoient le développement de tel Moi délicat,
hésitant et qui se cherche, ces barbares sous la pression de qui un jeune
homme faillira à sa destinée et ne trouvera pas sa joie de vivre, je les
haïs.
* * * * *
Ainsi, quand on les oppose, prennent leur pleine intelligence ces deux
termes Barbares et Moi. Notre Moi, c'est la manière dont notre
organisme réagit aux excitations du milieu et sous la contradiction des
Barbares.
Par une innovation qui, peut-être, ne demeurera pas inféconde, j'ai tenu
compte de cette opposition dans l'agencement du livre. Les
concordances sont le réçit des faits tels qu'ils peuvent être relevés du
dehors, puis, dans une contre-partie, je donne le même fait, tel qu'il est
senti au dedans. Ici, la vision que les Barbares se font d'un état de notre
âme, là le même état tel que nous en prenons conscience. Et tout le
livre, c'est la lutte de Philippe pour se maintenir au milieu des Barbares
qui veulent le plier à leur image.
Notre Moi, en effet, n'est pas immuable; il nous faut le défendre chaque
jour et chaque jour le créer. Voilà la double vérité sur quoi sont bâtis
ces ouvrages. Le culte du Moi n'est pas de s'accepter tout entier. Cette
éthique, où nous avons mis notre ardente et notre unique complaisance,
réclame de ses servants un constant effort. C'est une culture qui se fait
par élaguements et par accroissements: nous avons d'abord à épurer
notre Moi de toutes les parcelles étrangères que la vie continuellement
y introduit, et puis à lui ajouter. Quoi donc? Tout ce qui lui est
identique, assimilable; parlons net: tout ce qui se colle à lui quand il se
livre sans réaction
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