Le conte futur | Page 6

Paul Adam
Les actrices en robe
blanche, drapées dans les couleurs nationales, chantaient en plein vent,
sur des tréteaux construits à la hâte, l'_Amour sacré de la Patrie_. Et les
hommes rouges du sol ferrugineux défilaient par masses énormes,
remplissant de leurs corps l'espace trop étroit des rues. Les
administrateurs des Compagnies ordonnèrent qu'on défonçât des
tonneaux de piquette pour échauffer l'enthousiasme. Il s'agissait
d'enlever ce précieux avantage, de faire prime sur le marché....
Les gendarmes pressaient les hordes misérables, une houle de têtes
rouges battant les tréteaux où les actrices en robes blanches, drapées
des couleurs nationales, et les cheveux épars par-dessus le marché,
vous chantaient sans lassitude: Le jour de gloire....

Encore quelques heures de train, quelques cahots de wagons, et le
troupeau, garni de brandebourgs, de galons, de ferblanterie, coiffé de
kolbacks, monté sur des chevaux de réquisition, est prêt à conquérir
l'avantage (quarante dont un, à la Bourse de demain).
Les caissons roulent sur le caillou des routes. Les escadrons galopent
dans les cris clairs du métal. Les régiments tassent le sol sous les six
mille souliers d'ordonnance. Les officiers caracolent parmi l'éclat de
leur maroquinerie neuve; et voici, sur la cime des collines, où se
déroulent des nuages bas, les courts éclairs des pièces ennemies.
Parmi les lignes, il y a des gaillards qui culbutent soudain, en des
grimaces de clowns, ou tombent à genoux, ainsi que des illuminés
fanatiques, tout ahuris de voir au-delà. D'autres encore s'étalent comme
pour dormir, en s'étirant. Et, quand les colonnes ont passé, quand les
lignes se sont étendues, il reste, dans la poussière levée, de bonnes têtes
rouges qui toussent leur souffle sur des flaques plus rouges....
La campagne demeure verte et claire aux replis du fleuve vif. Les blés
couvrent la plaine de leur herbe tendre; et c'est là, dans le creux de la
grande vallée, un bon nid d'abondance, aux maisonnettes blanches, aux
eaux lumineuses, avec le rebord propice des collines à douces pentes.
A la tête de soixante cavaliers, Philippe commande un poste
d'observation. Il voit les routes se noircir de grouillements humains,
l'herbe se fleurir des taches éclatantes que donnent les uniformes, les
attelages galoper effrénément par les chemins qui sonnent. Ici et là,
d'un coup, la flamme se drape au faîte des métairies. Les lignes
d'infanterie s'élargissent à travers les plaines. Elles avancent, courent,
se couchent, crépitent et pétillent, se relèvent, courent encore, gagnent
les abris, les quittent, laissant, à chaque reposoir, des corps crispés dans
la verdure.... Autour de lui, il est tant de bruits de fusillade, que l'espace
semble frire.
Et tout près, les grosses têtes rougeâtres de ses hommes bleuissent, sous
les gourmettes polies des kolbacks, sous l'apparat violent des pompons.
Les bottes tremblent dans les étriers qui cliquettent. Les mains épaissies
par les labeurs des forges, épongent la sueur des fronts. Il se fait dans
les groupes de tristes trafics. Les célibataires prennent le premier rang
pour ménager la vie plus utile des pères. «Va... recule, tu as des
enfants.... Je n'en ai point... si je crève; tu recueilleras ma vieille
mère...»--«Entendu... avance!»

L'adjudant veut rétablir les rangs et il gronde avec d'affreux jurons....
--Laissez, dit Philippe... laissez-les se préparer à la mort comme il leur
convient, afin qu'ils ne nous exècrent pas, nous, les bourreaux!...
Un murmure d'étonnement fait frissonner les épaules des Guides, et ils
regardent le jeune cornette, dont la face douloureuse s'illumine....
Il pense à ce désespoir humain; il souffre. La compassion de son épouse
le navre, parce qu'elle ne peut lui offrir une autre sorte d'amour. Ah!
conquérir son admiration par un grand sacrifice, par la beauté de la
mort sans gloire....
Un cavalier accourt vers sa troupe.... Le capitaine ordonne que le
cornette entraîne ses hommes au galop de charge, en se dissimulant
dans le chemin creux.... Sûrement, il atteindra, de la sorte, cette batterie
ennemie qui trotte sans défiance pour prendre position.... Le régiment
va s'élancer pour le soutenir....
--Les voyez-vous, mon officier. Ils sont à un mille à peine.... Le bois de
mélèzes nous dérobe à leurs éclaireurs. Nous les tenons.... Pour
charger!! Au galop!!... En avant....
Philippe sent son cheval bondir avec le commandement.... La bête
remporte contre sa volonté hésitante. Il voudrait crier: «Arrière!... trêve
de meurtre!... mes camarades...» La bête l'emporte dans la galopade
forcenée du peloton. Elle l'emporte comme la force des choses, la
fatalité de la vie, le rythme supérieur qui mène les hommes à la douleur,
à la mort, à Dieu.
Les talus passent, avec leurs saules étronçonnés, dont les branches
divergent ainsi que des bras ivres. La terre saute sous le fer des chevaux.
Les hommes soufflent de peur.... On n'arrivera jamais. On arrivera trop
tôt....
Le talus a cessé, et, devant eux, ce sont vingt pauvres rustres, couverts
de boue, pendus aux courroies d'un canon, que l'attelage
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