Le conte futur | Page 5

Paul Adam
fort grave, parce qu'on redoutait comme prochain
l'immense conflit des nations du Nord, attendu et préparé patiemment
depuis plus de trente années. Des signes certains de bataille
commençaient à paraître dans le ciel et dans les propos des diplomates.
On atteignait aux premiers jours du printemps; et le printemps
paraissait, de l'avis de tous les hommes de guerre, le moment le
meilleur pour susciter le massacre mutuel des peuples. On redoublait
d'activité dans les arsenaux et sur les polygones. Le colonel craignait
que le mauvais esprit de sa troupe ne lui fût imputé par les maréchaux
inspecteurs, et, pour détourner du raisonnement les intelligences de ses
soldats, il les entraînait sans répit dans des marches et des manoeuvres
propres à lasser leurs forces morales sous la fatigue physique, et à les
rendre dociles à sa main.
Eux, cependant, à courir par les villages et les corons des mineurs,
prenaient une peine plus grande. Ils se lamentaient, disant: «En quelle

époque barbare, nous vivons encore pour que tant de pauvreté demeure
au monde. Nos mères nous enfantent dans le seul but d'un dur labeur, et
nous trimons plus que les bêtes, sans avoir, comme les bêtes, le loisir
de ne pas penser. Ah! maudite soit l'heure de brève joie où nos tristes
pères jetèrent leur semence aux flancs de leurs épouses décharnées. De
quel droit nous créèrent-ils puisqu'ils ne pouvaient nous léguer que le
désir à jamais inassouvi?
«Et les savants disent que les générations se succèdent dans une voie de
progrès, et que l'homme marche à la conquête de Dieu.... Les
pouvons-nous croire, puisque nous apprenons seulement l'art de nous
égorger, alors que toutes nos forces employées à la seule fin d'améliorer
notre sort, ne réussiraient que bien petitement. En vérité, elle a raison la
jeune prophétesse qui crie par les nuits que nous demeurons barbares
comme les loups, et que jamais nous ne tiendrons le bonheur, parce que
nous aimons trop le sang.... Voilà maintenant qu'on a préparé les
tambours et les drapeaux.... Il va falloir se ruer sur les pauvres diables
des autres nations, sans que nous puissions même comprendre le motif
de notre rage.... Nos pieds ont déjà été durcis sur les routes, et nos
épaules ne sentent plus le poids du havresac... Voyons, ne se lèvera-t-il
pas un homme fort, parmi nous, qui proclamerait enfin la révolution de
l'Amour universel?»
Et les petits soldats se poussaient l'un l'autre et ils disaient: «Toi, toi...»
mais nul n'osait prendre la parole.
Enfin, le délire de Francine s'atténua. Elle récupéra de la santé et de la
raison. Mais quand M. de Chaclos voulut reparler des noces, Philomène
lui affirma qu'elle resterait fille. Et il comprit bien qu'elle partageait
alors le sentiment de sa soeur, et qu'il lui faisait horreur à cause du sang
dont il s'était couvert.
Un peu plus tard, il connut que Philomène s'était fiancée à Philippe....
Cela ne le surprit point, parce qu'il avait entendu presque de leurs
conversations, les soirs de primevères.
Le cornette changea de garnison et vint au fort avec un détachement de
Guides.
Depuis lors, M. de Chaclos vécut tristement; car il chérissait Philomène
selon la ténacité des dernières passions. La presque certitude qu'il avait
eue de l'épouser avait rendu plus inébranlable cet amour de la
quarantième année. Néanmoins, son âme était noble, il persuada au

colonel de marier Philomène et Philippe. Et comme la jeune fille
remarquait avec étonnement son entremise, il lui répondit qu'il l'aimait
pour elle, non pour lui; et préférait la savoir heureuse aux bras d'un
autre, plutôt que malheureuse aux siens. Cela lui vaudrait infiniment
moins de douleur.
Quand on sortit de l'église, le cornette dit à sa femme: «Voici que vous
vous sacrifiez à moi par compassion. Je tâcherai maintenant de mériter
votre admiration.»
La guerre survint....
Le Fort gardait la frontière. On tira de ses coupoles le premier coup de
canon.
Les troupes de la ville arrivèrent, et puis ce furent les troupeaux
d'ouvriers et de paysans qui descendirent des trains. On les revêtit
d'uniformes, on leur distribua des armes. Au dehors, les grandes routes
se remplirent d'enfants et de mères qui mendiaient. Les jeunes filles se
prostituaient presque pour rien. Sur l'horizon, les donjons des usines
cessèrent de flamboyer pour la première fois depuis trente ans. Le
boulevard de la ville était plein d'activité parce qu'on avait joué à la
baisse des fonds publics, dans les palais des Compagnies d'assurances,
Sociétés métallurgiques et banques de crédit. Les hommes d'argent
rachetaient déjà en sous main les titres de rente afin de les revendre,
avec prime, dès l'annonce du premier avantage.
Pour obtenir ce premier avantage que les dépêches grossiraient
habilement, les maréchaux se hâtaient de réunir des hommes sur ce
point de frontière. On les arrachait des mines et des sillons. Les
fanfares sonnaient. Les drapeaux claquaient.
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