des hommes. Et il doit tenter le sacrifice pour le
sacrifice, ignorant la consolation même de le savoir utile au rachat du
monde. Il lui faut aimer le sacrifice en lui-même, sans appât de gloire,
pour la seule beauté de mourir inutilement... Mais vous ne comprenez
pas.
--Je comprendrai, si vous m'initiez à vous.
Le silence des musiques qui cessèrent alors interrompit leur propos.
Dans le calme subit de l'air, on entendit les vantardises des adjudants.
«Ah! ah! nous autres, pendant la campagne de l'Indus, nous mettions
nos Asiatiques au bûcher, les pieds en avant; et on les poussait dans le
feu à mesure que le bout se consumait.... Quels gaillards. Ils
grimaçaient laidement, mais ils ne criaient pas...--Chez nous, dans la
Légion, on leur coupait d'abord les tendons du pied avec un canif...--En
Ethiopie, nous menions nos prisonniers par vingt au fond des grottes.
Devant, on allumait du bois vert, et ils éternuaient leur vie dans la
fumée... Tu te le rappelles, Firmin?
«Quand le général nous eut interdit de dépenser la poudre à fusiller les
Chinois, on les empilait dans les fosses des rizières et on cassait les
têtes à coups de crosse de peur de fausser les baïonnettes.... Leurs
crânes sortaient en rangs d'oignons.... Le premier m'a fait de la peine...
si jeune, n'est-ce pas, avec de beaux yeux orientaux qui imploraient....
Quoi! la guerre, c'est la guerre. On ne pouvait les emmener en avant, ni
les laisser derrière la colonne....--Et puis, quand on entrait dans leurs
villages, trouvait-on pas, piquées sur des bambous, les têtes des
camarades surpris aux avant-postes? Ça ressemblait même aux doubles
files des lampadaires sur les boulevards de la ville. Seulement, les yeux
des pauvres diables n'éclairaient plus guère.--Tout ça, mes vieux
bougres, ça ne vaut pas encore le coup du commandant de Chaclos--Ah!
Dieu de Dieu! mes enfants, j'y étais: quelle marmelade! Moi-même ai
posé la cartouche sous la pile du pont.... On les a laissés s'engager, et
quand ils y furent en bon nombre... le commandant poussa le bouton de
la batterie électrique.... Vlan! Le paquet a sauté!
«On retrouvait des doigts, des nez qui se promenaient tout seuls à plus
de deux cents mètres, et des yeux collés contre les arbres, entre les
morceaux de cervelle et des bouts de nerfs... et ces yeux-là vous
regardaient.... C'était effrayant, mon cher, effrayant!... Du coup, ils
battirent en retraite, les survivants. Nous eûmes sans peine leurs
positions... et nous voilà ici, victorieux, le verre à la main.... On dresse
des arcs de triomphe. Le commandant a eu sa croix.... Vive la guerre
donc!... quand on en revient...»
...Francine qui tenait en ses mains une touffe de primevères, les laissa
soudain tomber... et elle se passa les paumes sur les tempes comme
pour dissiper un cauchemar... Sans doute ne vit-elle pas le geste de M.
de Chaclos relevant les corolles éparses afin de les lui remettre, car elle
s'enfuit aussitôt; et, avant qu'elle eût gagné la porte, elle s'abattit contre
le sol avec des cris affreux, secouée par la convulsion des nerfs.
Durant la maladie qui suivit cette crise, la fillette subit des
hallucinations sinistres. Elle voyait dans la fièvre se tracer en images
tangibles les souvenirs de guerre contés par les adjudants. On dut
écarter d'elle tout l'appareil militaire; les uniformes, les armes, les
gravures signalant la bravoure historique. Le son lointain du tambour
suffisait pour l'évocation sanglante; et c'était une chose horrible. Elle se
dressait menue, hagarde, les mains ouvertes et tendues pour repousser
la hideur du rêve... «Oh! disait-elle, que de pauvres vies tranchées... Le
fleuve de sang saute les digues.... Les têtes roulent comme des boules....
Les doigts se crispent sur le sabre qui les coupe... Oh! les yeux des
mourants... les yeux! les yeux! les yeux!... Le sang monte, monte... Il
est à ma bouche... pouah!... il m'étrangle... je ne veux pas...» Et elle
retombait dans des crises....
Le mariage de Philomène se trouva retardé par l'état très grave de la
petite soeur.... Elle ne la quitta plus. Son affection se fit même plus
fervente pour l'être que tous maudissaient. Le colonel entrait dans de
grandes fureurs où il souhaitait la mort de cette triste enfant. Les
officiers de son entourage, bien qu'ils affectassent de l'indulgence et de
la pitié, parlaient sans aisance de ce délire qui flétrissait leur gloire.
D'ailleurs, la légende de la petite prophétesse avait bientôt visité les
imaginations des soldats; et ils en causaient tout bas dans les chambrées,
avant le couvre-feu. Leurs courages allaient mollir. Dans les rangs, à
deux reprises, des recrues se révoltèrent contre les commandements; et
on murmurait que l'heure viendrait bientôt où les hommes cesseraient
d'apprendre l'art de tuer. On fondrait les canons pour fabriquer des
charrues. La fraternité universelle ne tarderait plus à s'épanouir.
III
Or, cela était
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.