Le comte de Monte-Cristo, Tome IV | Page 6

Alexandre Dumas, père
tandis que le comte ramassait le journal, il enfon?a les éperons, qu'on venait d'attacher à ses bottes, dans le ventre du cheval, qui, étonné qu'il existat un cavalier qui cr?t avoir besoin vis-à-vis de lui d'un pareil stimulant, partit comme un trait d'arbalète.
Le comte suivit des yeux avec un sentiment de compassion infinie le jeune homme, et ce ne fut que lorsqu'il eut complètement disparu que, reportant ses regards sur le journal, il lut ce qui suit:
?Cet officier fran?ais au service d'Ali, pacha de Janina, dont parlait, il y a trois semaines, le journal L'Impartial et qui non seulement livra les chateaux de Janina, mais encore vendit son bienfaiteur aux Turcs, s'appelait en effet à cette époque Fernand, comme l'a dit notre honorable confrère; mais, depuis, il a ajouté à son nom de baptême un titre de noblesse et un nom de terre.
?Il s'appelle aujourd'hui M. le comte de Morcerf, et fait partie de la Chambre des pairs.?
Ainsi donc ce secret terrible, que Beauchamp avait enseveli avec tant de générosité, reparaissait comme un fant?me armé, et un autre journal, cruellement renseigné, avait publié, le surlendemain du départ d'Albert pour la Normandie, les quelques lignes qui avaient failli rendre fou le malheureux jeune homme.

LXXXVI
Le jugement.
à huit heures du matin, Albert tomba chez Beauchamp comme la foudre. Le valet de chambre étant prévenu, il introduisit Morcerf dans la chambre de son ma?tre, qui venait de se mettre au bain.
?Eh bien? lui dit Albert.
--Eh bien, mon pauvre ami, répondit Beauchamp, je vous attendais.
--Me voilà. Je ne vous dirai pas, Beauchamp, que je vous crois trop loyal et trop bon pour avoir parlé de cela à qui que ce soit; non, mon ami. D'ailleurs, le message que vous m'avez envoyé m'est un garant de votre affection. Ainsi ne perdons pas de temps en préambule: vous avez quelque idée de quelle part vient le coup?
--Je vous en dirai deux mots tout à l'heure.
--Oui, mais auparavant, mon ami, vous me devez dans tous ses détails, l'histoire de cette abominable trahison.?
Et Beauchamp raconta au jeune homme, écrasé de honte et de douleur, les faits que nous allons redire dans toute leur simplicité.
Le matin de l'avant-veille, l'article avait paru dans un journal autre que L'Impartial, et, ce qui donnait plus de gravité encore à l'affaire, dans un journal bien connu pour appartenir au gouvernement. Beauchamp déjeunait lorsque la note lui sauta aux yeux, il envoya aussit?t chercher un cabriolet, et sans achever son repas, il courut au journal.
Quoique professant des sentiments politiques complètement opposés à ceux du gérant du journal accusateur, Beauchamp, ce qui arrive quelquefois, et nous dirons même souvent, était son intime ami.
Lorsqu'il arriva chez lui, le gérant tenait son propre journal et paraissait se complaire dans un premier-Paris sur le sucre de betterave, qui, probablement, était de sa fa?on.
?Ah! pardieu! dit Beauchamp, puisque vous tenez votre journal, mon cher, je n'ai pas besoin de vous dire ce qui m'amène.
--Seriez-vous par hasard partisan de la canne à sucre? demanda le gérant du journal ministériel.
--Non, répondit Beauchamp, je suis même parfaitement étranger à la question; aussi viens-je pour autre chose.
--Et pourquoi venez-vous?
--Pour l'article Morcerf.
--Ah! oui, vraiment: n'est-ce pas que c'est curieux?
--Si curieux que vous risquez la diffamation, ce me semble, et que vous risquez un procès fort chanceux.
--Pas du tout; nous avons re?u avec la note toutes les pièces à l'appui, et nous sommes parfaitement convaincus que M. de Morcerf se tiendra tranquille, d'ailleurs, c'est un service à rendre au pays que de lui dénoncer les misérables indignes de l'honneur qu'on leur fait.?
Beauchamp demeura interdit.
?Mais qui donc vous a si bien renseigné? demanda-t-il; car mon journal, qui avait donné l'éveil, a été forcé de s'abstenir faute de preuves, et cependant nous sommes plus intéressés que vous à dévoiler M. de Morcerf, puisqu'il est pair de France, et que nous faisons de l'opposition.
--Oh! mon Dieu, c'est bien simple; nous n'avons pas couru après le scandale, il est venu nous trouver. Un homme nous est arrivé hier de Janina, apportant le formidable dossier, et comme nous hésitions à nous jeter dans la voie de l'accusation, il nous a annoncé qu'à notre refus l'article para?trait dans un autre journal. Ma foi, vous savez, Beauchamp, ce que c'est qu'une nouvelle importante; nous n'avons pas voulu laisser perdre celle-là. Maintenant le coup est porté; il est terrible et retentira jusqu'au bout de l'Europe.?
Beauchamp comprit qu'il n'y avait plus qu'à baisser la tête, et sortit au désespoir pour envoyer un courrier à Morcerf.
Mais ce qu'il n'avait pas pu écrire à Albert, car les choses que nous allons raconter étaient postérieures au départ de son courrier, c'est que le même jour, à la Chambre des pairs, une grande agitation s'était manifestée et régnait dans les groupes ordinairement si calmes de la haute assemblée. Chacun était arrivé presque avant l'heure, et s'entretenait du sinistre événement
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