Le comte de Monte-Cristo, Tome IV | Page 5

Alexandre Dumas, père
adopter aux routiniers pêcheurs de France.
Toute la journée se passa à ces exercices divers auxquels, d'ailleurs, Monte-Cristo excellait: on tua une douzaine de faisans dans le parc, on pêcha autant de truites dans les ruisseaux, on d?na dans un kiosque donnant sur la mer, et l'on servit le thé dans la bibliothèque.
Vers le soir du troisième jour, Albert, brisé de fatigue à l'user de cette vie qui semblait être un jeu pour Monte-Cristo, dormait près de la fenêtre tandis que le comte faisait avec son architecte le plan d'une serre qu'il voulait établir dans sa maison, lorsque le bruit d'un cheval écrasant les cailloux de la route fit lever la tête au jeune homme; il regarda par la fenêtre et, avec une surprise des plus désagréables, aper?ut dans la cour son valet de chambre, dont il n'avait pas voulu se faire suivre pour moins embarrasser Monte-Cristo.
?Florentin ici! s'écria-t-il en bondissant sur son fauteuil; est-ce que ma mère est malade??
Et il se précipita vers la porte de la chambre.
Monte-Cristo le suivit des yeux, et le vit aborder le valet qui, tout essoufflé encore, tira de sa poche un petit paquet cacheté. Le petit paquet contenait un journal et une lettre.
?De qui cette lettre? demanda vivement Albert.
--De M. Beauchamp, répondit Florentin.
--C'est Beauchamp qui vous envoie alors?
--Oui, monsieur. Il m'a fait venir chez lui, m'a donné l'argent nécessaire à mon voyage, m'a fait venir un cheval de poste, et m'a fait promettre de ne point m'arrêter que je n'aie rejoint monsieur: j'ai fait la route en quinze heures.?
Albert ouvrit la lettre en frissonnant: aux premières lignes, il poussa un cri, et saisit le journal avec un tremblement visible.
Tout à coup ses yeux s'obscurcirent, ses jambes semblèrent se dérober sous lui, et, prêt à tomber, il s'appuya sur Florentin, qui étendait le bras pour le soutenir.
?Pauvre jeune homme! murmura Monte-Cristo, si bas que lui-même n'e?t pu entendre le bruit des paroles de compassion qu'il pronon?ait; il est donc dit que la faute des pères retombera sur les enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération.?
Pendant ce temps Albert avait repris sa force, et, continuant de lire, il secoua ses cheveux sur sa tête mouillée de sueur, et, froissant lettre et journal:
?Florentin, dit-il, votre cheval est-il en état de reprendre le chemin de Paris?
--C'est un mauvais bidet de poste éclopé.
--Oh! mon Dieu! et comment était la maison quand vous l'avez quittée?
--Assez calme; mais en revenant de chez M. Beauchamp, j'ai trouvé madame dans les larmes; elle m'avait fait demander pour savoir quand vous reviendriez. Alors je lui ai dit que j'allais vous chercher de la part de M. Beauchamp. Son premier mouvement a été d'étendre le bras comme pour m'arrêter; mais après un instant de réflexion:
?Oui, allez Florentin, a-t-elle dit, et qu'il revienne.?
--Oui, ma mère, oui, dit Albert, je reviens, sois tranquille, et malheur à l'infame!... Mais, avant tout, il faut que je parte.?
Il reprit le chemin de la chambre où il avait laissé Monte-Cristo.
Ce n'était plus le même homme et cinq minutes avaient suffi pour opérer chez Albert une triste métamorphose; il était sorti dans son état ordinaire, il rentrait avec la voix altérée, le visage sillonné de rougeurs fébriles, l'oeil étincelant sous des paupières veinées de bleu, et la démarche chancelante comme celle d'un homme ivre.
?Comte, dit-il, merci de votre bonne hospitalité dont j'aurais voulu jouir plus longtemps, mais il faut que je retourne à Paris.
--Qu'est-il donc arrivé?
--Un grand malheur; mais permettez-moi de partir, il s'agit d'une chose bien autrement précieuse que ma vie. Pas de question, comte, je vous en supplie, mais un cheval!
--Mes écuries sont à votre service, vicomte, dit Monte-Cristo; mais vous allez vous tuer de fatigue en courant la poste à cheval; prenez une calèche, un coupé, quelque voiture.
--Non, ce serait trop long, et puis j'ai besoin de cette fatigue que vous craignez pour moi, elle me fera du bien.?
Albert fit quelques pas en tournoyant comme un homme frappé d'une balle, et alla tomber sur une chaise près de la porte.
Monte-Cristo ne vit pas cette seconde faiblesse, il était à la fenêtre et criait:
?Ali, un cheval pour M. de Morcerf! qu'on se hate! il est pressé!?
Ces paroles rendirent la vie à Albert; il s'élan?a hors de la chambre, le comte le suivit.
?Merci! murmura le jeune homme en s'élan?ant en selle. Vous reviendrez aussi vite que vous pourrez, Florentin. Y a-t-il un mot d'ordre pour qu'on me donne des chevaux?
--Pas d'autre que de rendre celui que vous montez; on vous en sellera à l'instant un autre.?
Albert allait s'élancer, il s'arrêta.
?Vous trouverez peut-être mon départ étrange, insensé, dit le jeune homme. Vous ne comprenez pas comment quelques lignes écrites sur un journal peuvent mettre un homme au désespoir; eh bien, ajouta-t-il en lui jetant le journal, lisez ceci, mais quand je serai parti seulement, afin que vous ne voyiez pas ma rougeur.?
Et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 146
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.