Le comte de Monte-Cristo, Tome IV | Page 4

Alexandre Dumas, père
en Hongrie un fameux étalon renommé pour sa vitesse; je l'achetai je ne sais plus combien: ce fut Bertuccio qui paya. Dans la même année, il eut trente-deux enfants. C'est toute cette progéniture du même père que nous allons passer en revue; ils sont tous pareils, noirs, sans une seule tache, excepté une étoile au front, car à ce privilégié du haras on a choisi des juments, comme aux pachas on choisit des favorites.
--C'est admirable!... Mais dites-moi, comte, que faites-vous de tous ces chevaux?
--Vous le voyez, je voyage avec eux.
--Mais vous ne voyagerez pas toujours?
--Quand je n'en aurai plus besoin, Bertuccio les vendra, et il prétend qu'il gagnera trente ou quarante mille francs sur eux.
--Mais il n'y aura pas de roi d'Europe assez riche pour vous les acheter.
--Alors il les vendra à quelque simple vizir d'Orient, qui videra son trésor pour les payer et qui remplira son trésor en administrant des coups de baton sous la plante des pieds de ses sujets.
--Comte, voulez-vous que je vous communique une pensée qui m'est venue?
--Faites.
--C'est qu'après vous, M. Bertuccio doit être le plus riche particulier de l'Europe.
--Eh bien, vous vous trompez, vicomte. Je suis s?r que si vous retourniez les poches de Bertuccio, vous n'y trouveriez pas dix sous vaillant.
--Pourquoi cela? demanda le jeune homme. C'est donc un phénomène que M. Bertuccio? Ah! mon cher comte, ne me poussez pas trop loin dans le merveilleux, ou je ne vous croirai plus, je vous préviens.
--Jamais de merveilleux avec moi, Albert; des chiffres et de la raison, voilà tout. Or, écoutez ce dilemme: Un intendant vole, mais pourquoi vole-t-il?
--Dame! parce que c'est dans sa nature, ce me semble, dit Albert, il vole pour voler.
--Eh bien, non, vous vous trompez: il vole parce qu'il a une femme, des enfants, des désirs ambitieux pour lui et pour sa famille; il vole surtout parce qu'il n'est pas s?r de ne jamais quitter son ma?tre et qu'il veut se faire un avenir. Eh bien, M. Bertuccio est seul au monde, il puise dans ma bourse sans me rendre compte, il est s?r de ne jamais me quitter.
--Pourquoi cela?
--Parce que je n'en trouverais pas un meilleur.
--Vous tournez dans un cercle vicieux, celui des probabilités.
--Oh! non pas; je suis dans les certitudes. Le bon serviteur pour moi, c'est celui sur lequel j'ai droit de vie ou de mort.
--Et vous avez droit de vie ou de mort sur Bertuccio? demanda Albert.
--Oui?, répondit froidement le comte.
Il y a des mots qui ferment la conversation comme une porte de fer. Le oui du comte était un de ces mots-là.
Le reste du voyage s'accomplit avec la même rapidité, les trente-deux chevaux, divisés en huit relais, firent leurs quarante-huit lieues en huit heures.
On arriva au milieu de la nuit, à la porte d'un beau parc. Le concierge était debout et tenait la grille ouverte. Il avait été prévenu par le palefrenier du dernier relais.
Il était deux heures et demie du matin. On conduisit Morcerf à son appartement. Il trouva un bain et un souper prêts. Le domestique, qui avait fait la route sur le siège de derrière de la voiture, était à ses ordres; Baptistin qui avait fait la route sur le siège de devant, était à ceux du comte.
Albert prit son bain, soupa et se coucha. Toute la nuit, il fut bercé par le bruit mélancolique de la houle. En se levant, il alla droit à la fenêtre, l'ouvrit et se trouva sur une petite terrasse, où l'on avait devant soi la mer, c'est-à-dire l'immensité, et derrière soi un joli parc donnant sur une petite forêt.
Dans une anse d'une certaine grandeur se balan?ait une petite corvette à la carène étroite, à la mature élancée, et portant à la corne un pavillon aux armes de Monte-Cristo, armes représentant une montagne d'or posant sur une mer d'azur, avec une croix de gueules au chef, ce qui pouvait aussi bien être une allusion à son nom rappelant le Calvaire, que la passion de Notre-Seigneur a fait une montagne plus précieuse que l'or, et la croix infame que son sang divin a faite sainte, qu'à quelque souvenir personnel de souffrance et de régénération enseveli dans la nuit du passé mystérieux de cet homme. Autour de la goélette étaient plusieurs petits chasse-marée appartenant aux pêcheurs des villages voisins, et qui semblaient d'humbles sujets attendant les ordres de leur reine.
Là, comme dans tous les endroits où s'arrêtait Monte-Cristo, ne f?t-ce que pour y passer deux jours la vie y était organisée au thermomètre du plus haut confortable; aussi la vie, à l'instant même, y devenait-elle facile.
Albert trouva dans son antichambre deux fusils et tous les ustensiles nécessaires à un chasseur, une pièce plus haute, et placée au rez-de-chaussée, était consacrée à toutes les ingénieuses machines que les Anglais, grands pêcheurs, parce qu'ils sont patients et oisifs, n'ont pas encore pu faire
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