Le comte de Monte-Cristo, Tome IV | Page 3

Alexandre Dumas, père
bien?
--Mais de venir avec l'homme qu'on appelle le comte de Monte-Cristo?
--Vous avez peu de mémoire, comte.
--Comment cela?
--Ne vous ai-je pas dit toute la sympathie que ma mère avait pour vous?
--Souvent femme varie, a dit Fran?ois Ier; la femme, c'est l'onde, a dit Shakespeare; l'un était un grand roi et l'autre un grand poète, et chacun d'eux devait conna?tre la femme.
--Oui, la femme; mais ma mère n'est point la femme, c'est une femme.
--Permettez-vous à un pauvre étranger de ne point comprendre parfaitement toutes les subtilités de votre langue?
--Je veux dire que ma mère est avare de ses sentiments, mais qu'une fois qu'elle les a accordés, c'est pour toujours.
--Ah! vraiment, dit en soupirant Monte-Cristo; et vous croyez qu'elle me fait l'honneur de m'accorder un sentiment autre que la plus parfaite indifférence?
--écoutez! je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, reprit Morcerf, il faut que vous soyez réellement un homme bien étrange et bien supérieur.
--Oh!
--Oui, car ma mère s'est laissée prendre, je ne dirai pas à la curiosité, mais à l'intérêt que vous inspirez. Quand nous sommes seuls, nous ne causons que de vous.
--Et elle vous a dit de vous méfier de ce Manfred?
--Au contraire, elle me dit: ?Morcerf, je crois le comte une noble nature; tache de te faire aimer de lui.?
Monte-Cristo détourna les yeux et poussa un soupir.
?Ah! vraiment? dit-il.
--De sorte, vous comprenez, continua Albert, qu'au lieu de s'opposer à mon voyage, elle l'approuvera de tout son coeur, puisqu'il rentre dans les recommandations qu'elle me fait chaque jour.
--Allez donc, dit Monte-Cristo; à ce soir. Soyez ici à cinq heures; nous arriverons là-bas à minuit ou une heure.
--Comment! au Tréport?...
--Au Tréport ou dans les environs.
--Il ne vous faut que huit heures pour faire quarante-huit lieues?
--C'est encore beaucoup, dit Monte-Cristo.
--Décidément vous êtes l'homme des prodiges, et vous arriverez non seulement à dépasser les chemins de fer, ce qui n'est pas bien difficile en France surtout, mais encore à aller plus vite que le télégraphe.
--En attendant, vicomte, comme il nous faut toujours sept ou huit heures pour arriver là-bas, soyez exact.
--Soyez tranquille, je n'ai rien autre chose à faire d'ici là que de m'apprêter.
--à cinq heures, alors?
--à cinq heures.?
Albert sortit. Monte-Cristo, après lui avoir en souriant fait un signe de la tête, demeura un instant pensif et comme absorbé dans une profonde méditation. Enfin, passant la main sur son front, comme pour écarter sa rêverie, il alla au timbre et frappa deux coups.
Au bruit des deux coups frappés par Monte-Cristo sur le timbre, Bertuccio entra.
?Ma?tre Bertuccio, dit-il, ce n'est pas demain, ce n'est pas après-demain, comme je l'avais pensé d'abord, c'est ce soir que je pars pour la Normandie; d'ici à cinq heures, c'est plus de temps qu'il ne vous en faut; vous ferez prévenir les palefreniers du premier relais; M. de Morcerf m'accompagne. Allez!?
Bertuccio obéit, et un piqueur courut à Pontoise annoncer que la chaise de poste passerait à six heures précises. Le palefrenier de Pontoise envoya au relais suivant un exprès, qui en envoya un autre; et, six heures après, tous les relais disposés sur la route étaient prévenus.
Avant de partir, le comte monta chez Haydée, lui annon?a son départ, lui dit le lieu où il allait, et mit toute sa maison à ses ordres.
Albert fut exact. Le voyage, sombre à son commencement, s'éclaircit bient?t par l'effet physique de la rapidité. Morcerf n'avait pas idée d'une pareille vitesse.
?En effet, dit Monte-Cristo, avec votre poste faisant ses deux lieues à l'heure, avec cette loi stupide qui défend à un voyageur de dépasser l'autre sans lui demander la permission, et qui fait qu'un voyageur malade ou quinteux a le droit d'encha?ner à sa suite les voyageurs allègres et bien portants, il n'y a pas de locomotion possible; moi, j'évite cet inconvénient en voyageant avec mon propre postillon et mes propres chevaux, n'est-ce pas, Ali??
Et le comte, passant la tête par la portière, poussait un petit cri d'excitation qui donnait des ailes aux chevaux, ils ne couraient plus, ils volaient. La voiture roulait comme un tonnerre sur ce pavé royal, et chacun se détournait pour voir passer ce météore flamboyant. Ali, répétant ce cri, souriait, montrant ses dents blanches, serrant dans ses mains robustes les rênes écumantes, aiguillonnant les chevaux, dont les belles crinières s'éparpillaient au vent; Ali, l'enfant du désert, se retrouvait dans son élément, et avec son visage noir, ses yeux ardents, son burnous de neige, il semblait, au milieu de la poussière qu'il soulevait, le génie du simoun et le dieu de l'ouragan.
?Voilà, dit Morcerf, une volupté que je ne connaissais pas, c'est la volupté de la vitesse.?
Et les derniers nuages de son front de dissipaient, comme si l'air qu'il fendait emportait ces nuages avec lui.
?Mais où diable trouvez-vous de pareils chevaux? demanda Albert. Vous les faites donc faire exprès?
--Justement, dit le comte. Il y a six ans, je trouvai
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