Le comte de Monte-Cristo, Tome III | Page 8

Alexandre Dumas, père
plaintes, sans soupirs, le long de ses joues immobiles!
Ah! Maximilien, j'ai éprouvé quelque chose comme un remords, je me
suis jetée à ses pieds en lui criant: «Pardon! pardon! mon père! On fera
de moi ce qu'on voudra, mais je ne vous quitterai jamais.» Alors il leva
les yeux au ciel!... Maximilien, je puis souffrir beaucoup, ce regard de
mon vieux grand-père m'a payée d'avance pour ce que je souffrirai.
--Chère Valentine! vous êtes un ange, et je ne sais vraiment pas
comment j'ai mérité, en sabrant à droite et à gauche des Bédouins, à
moins que Dieu ait considéré que ce sont des infidèles, je ne sais pas
comment j'ai mérité que vous vous révéliez à moi. Mais enfin, voyons,
Valentine, quel est donc l'intérêt de Mme de Villefort à ce que vous ne
vous mariiez pas?
--N'avez-vous pas entendu tout à l'heure que je vous disais que j'étais
riche, Maximilien, trop riche? J'ai, du chef de ma mère, près de
cinquante mille livres de rente; mon grand-père et ma grand-mère, le
marquis et la marquise de Saint-Méran, doivent m'en laisser autant; M.
Noirtier a bien visiblement l'intention de me faire sa seule héritière. Il
en résulte donc que, comparativement à moi, mon frère Édouard, qui
n'attend, du côté de Mme de Villefort, aucune fortune, est pauvre. Or,
Mme de Villefort aime cet enfant avec adoration, et si je fusse entrée en

religion, toute ma fortune, concentrée sur mon père, qui héritait du
marquis, de la marquise et de moi, revenait à son fils.
--Oh! que c'est étrange cette cupidité dans une jeune et belle femme!
--Remarquez que ce n'est point pour elle, Maximilien, mais pour son
fils, et que ce que vous lui reprochez comme un défaut, au point de vue
de l'amour maternel, est presque une vertu.
--Mais voyons, Valentine, dit Morrel, si vous abandonniez une portion
de cette fortune à ce fils.
--Le moyen de faire une pareille proposition, dit Valentine, et surtout à
une femme qui a sans cesse à la bouche le mot de désintéressement?
--Valentine, mon amour m'est toujours resté sacré, et comme toute
chose sacrée, je l'ai couvert du voile de mon respect et enfermé dans
mon coeur; personne au monde, pas même ma soeur, ne se doute donc
de cet amour que je n'ai confié à qui que ce soit au monde. Valentine,
me permettez-vous de parler de cet amour à un ami?»
Valentine tressaillit.
«À un ami? dit-elle. Oh! mon Dieu! Maximilien, je frissonne rien qu'à
vous entendre parler ainsi! À un ami? et qui donc est cet ami?
--Écoutez, Valentine: avez-vous jamais senti pour quelqu'un une de ces
sympathies irrésistibles qui font que, tout en voyant cette personne pour
la première fois, vous croyez la connaître depuis longtemps, et vous
vous demandez où et quand vous l'avez vue, si bien que, ne pouvant
vous rappeler ni le lieu ni le temps, vous arrivez à croire que c'est dans
un monde antérieur au nôtre, et que cette sympathie n'est qu'un
souvenir qui se réveille?
--Oui.
--Eh bien, voilà ce que j'ai éprouvé la première fois que j'ai vu cet
homme extraordinaire.

--Un homme extraordinaire?
--Oui.
--Que vous connaissez depuis longtemps alors?
--Depuis huit ou dix jours à peine.
--Et vous appelez votre ami un homme que vous connaissez depuis huit
jours? Oh! Maximilien, je vous croyais plus avare de ce beau nom
d'ami.
--Vous avez raison en logique, Valentine; mais dites ce que vous
voudrez, rien ne me fera revenir sur ce sentiment instinctif. Je crois que
cet homme sera mêlé à tout ce qui m'arrivera de bien dans l'avenir, que
parfois son regard profond semble connaître et sa main puissante
diriger.
--C'est donc un devin? dit en souriant Valentine.
--Ma foi, dit Maximilien, je suis tenté de croire souvent qu'il devine...
le bien surtout.
--Oh! dit Valentine tristement, faites-moi connaître cet homme,
Maximilien, que je sache de lui si je serai assez aimée pour me
dédommager de tout ce que j'ai souffert.
--Pauvre amie! mais vous le connaissez!
--Moi?
--Oui. C'est celui qui a sauvé la vie à votre belle-mère et à son fils.
--Le comte de Monte-Cristo?
--Lui-même.
--Oh! s'écria Valentine, il ne peut jamais être mon ami, il est trop celui
de ma belle-mère.

--Le comte, l'ami de votre belle-mère, Valentine? mon instinct ne
faillirait pas à ce point; je suis sûr que vous vous trompez.
--Oh! si vous saviez, Maximilien! mais ce n'est plus Édouard qui règne
à la maison, c'est le comte: recherché de madame de Villefort, qui voit
en lui le résumé des connaissances humaines; admiré, entendez-vous,
admiré de mon père, qui dit n'avoir jamais entendu formuler avec plus
d'éloquence des idées plus élevées; idolâtré d'Édouard, qui, malgré sa
peur des grands yeux noirs du comte, court à lui aussitôt qu'il le voit
arriver, et lui
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