Le comte de Monte-Cristo, Tome III | Page 2

Alexandre Dumas, père

--Sans doute, répondit Monte-Cristo, votre père, le major Bartolomeo
Cavalcanti.»
L'impression de terreur répandue sur les traits du jeune homme s'effaça
presque aussitôt.
«Ah! oui, c'est vrai, dit-il, le major Bartolomeo Cavalcanti. Et vous
dites, monsieur le comte, qu'il est ici, ce cher père.
--Oui, monsieur. J'ajouterai même que je le quitte à l'instant, que
l'histoire qu'il m'a contée de ce fils chéri, perdu autrefois, m'a fort
touché; en vérité, ses douleurs, ses craintes, ses espérances à ce sujet
composeraient un poème attendrissant. Enfin il reçut un jour des
nouvelles qui lui annonçaient que les ravisseurs de son fils offraient de
le rendre, ou d'indiquer où il était, moyennant une somme assez forte.
Mais rien ne retint ce bon père; cette somme fut envoyée à la frontière
du Piémont, avec un passeport tout visé pour l'Italie. Vous étiez dans le
Midi de la France, je crois?
--Oui, monsieur, répondit Andrea d'un air assez embarrassé; oui, j'étais
dans le Midi de la France.

--Une voiture devait vous attendre à Nice?
--C'est bien cela, monsieur; elle m'a conduit de Nice à Gênes, de Gênes
à Turin, de Turin à Chambéry, de Chambéry à Pont-de-Beauvoisin, et
de Pont-de-Beauvoisin à Paris.
--À merveille! il espérait toujours vous rencontrer en chemin, car c'était
la route qu'il suivait lui-même; voilà pourquoi votre itinéraire avait été
tracé ainsi.
--Mais, dit Andrea, s'il m'eût rencontré, ce cher père, je doute qu'il
m'eût reconnu; je suis quelque peu changé depuis que je l'ai perdu de
vue.
--Oh! la voix du sang, dit Monte-Cristo.
--Ah! oui, c'est vrai, reprit le jeune homme, je n'y songeais pas à la voix
du sang.
--Maintenant, reprit Monte-Cristo, une seule chose inquiète le marquis
Cavalcanti, c'est ce que vous avez fait pendant que vous avez été
éloigné de lui; c'est de quelle façon vous avez été traité par vos
persécuteurs; c'est si l'on a conservé pour votre naissance tous les
égards qui lui étaient dus; c'est enfin s'il ne vous est pas resté de cette
souffrance morale à laquelle vous avez été exposé, souffrance pire cent
fois que la souffrance physique, quelque affaiblissement des facultés
dont la nature vous a si largement doué, et si vous croyez vous-même
pouvoir reprendre et soutenir dignement dans le monde le rang qui
vous appartient.
--Monsieur, balbutia le jeune homme étourdi, j'espère qu'aucun faux
rapport....
--Moi! J'ai entendu parler de vous pour la première fois par mon ami
Wilmore, le philanthrope. J'ai su qu'il vous avait trouvé dans une
position fâcheuse, j'ignore laquelle, et ne lui ai fait aucune question: je
ne suis pas curieux. Vos malheurs l'ont intéressé, donc vous étiez
intéressant. Il m'a dit qu'il voulait vous rendre dans le monde la position

que vous aviez perdue, qu'il chercherait votre père, qu'il le trouverait;
l'a cherché, il l'a trouvé, à ce qu'il paraît, puisqu'il est là; enfin il m'a
prévenu hier de votre arrivée, en me donnant encore quelques autres
instructions relatives à votre fortune; voilà tout. Je sais que c'est un
original, mon ami Wilmore, mais en même temps, comme c'est un
homme sûr, riche comme une mine d'or, qui, par conséquent, peut se
passer ses originalités sans qu'elles le ruinent, j'ai promis de suivre ses
instructions. Maintenant, monsieur, ne vous blessez pas de ma question:
comme je serai obligé de vous patronner quelque peu, je désirerais
savoir si les malheurs qui vous sont arrivés, malheurs indépendants de
votre volonté et qui ne diminuent en aucune façon la considération que
je vous porte, ne vous ont pas rendu quelque peu étranger à ce monde
dans lequel votre fortune et votre nom vous appelaient à faire si bonne
figure.
--Monsieur, répondit le jeune homme reprenant son aplomb au fur et à
mesure que le comte parlait, rassurez-vous sur ce point: les ravisseurs
qui m'ont éloigné de mon père, et qui, sans doute, avaient pour but de
me vendre plus tard à lui comme ils l'ont fait ont calculé que, pour tirer
un bon parti de moi, il fallait me laisser toute ma valeur personnelle, et
même l'augmenter encore, s'il était possible; j'ai donc reçu une assez
bonne éducation, et j'ai été traité par les larrons d'enfants à peu près
comme l'étaient dans l'Asie Mineure les esclaves dont leurs maîtres
faisaient des grammairiens, des médecins et des philosophes, pour les
vendre plus cher au marché de Rome.»
Monte-Cristo sourit avec satisfaction; il n'avait pas tant espéré, à ce
qu'il paraît, de M. Andrea Cavalcanti.
«D'ailleurs, reprit le jeune homme, s'il y avait en moi quelque défaut
d'éducation ou plutôt d'habitude du monde, on aurait, je suppose,
l'indulgence de les excuser, en considération des malheurs qui ont
accompagné ma naissance et poursuivi ma jeunesse.
--Eh bien, dit négligemment Monte-Cristo, vous en ferez ce que vous
voudrez, vicomte, car vous êtes le maître, et cela vous regarde; mais,
ma parole, au
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