Le comte de Monte-Cristo, Tome III | Page 3

Alexandre Dumas, père
contraire, je ne dirais pas un mot de toutes ces aventures,
c'est un roman que votre histoire, et le monde, qui adore les romans

serrés entre deux couvertures de papier jaune, se défie étrangement de
ceux qu'il voit reliés en vélin vivant, fussent-ils dorés comme vous
pouvez l'être. Voilà la difficulté que je me permettrai de vous signaler,
monsieur le vicomte; à peine aurez-vous raconté à quelqu'un votre
touchante histoire, qu'elle courra dans le monde complètement
dénaturée. Vous serez obligé de vous poser en Antony, et le temps des
Antony est un peu passé. Peut-être aurez-vous un succès de curiosité,
mais tout le monde n'aime pas à se faire centre d'observations et cible à
commentaires. Cela vous fatiguera peut-être.
--Je crois que vous avez raison, monsieur le comte, dit le jeune homme
en pâlissant malgré lui, sous l'inflexible regard de Monte-Cristo; c'est là
un grave inconvénient.
--Oh! il ne faut pas non plus se l'exagérer dit Monte-Cristo; car, pour
éviter une faute, on tomberait dans une folie. Non, c'est un simple plan
de conduite à arrêter; et, pour un homme intelligent comme vous, ce
plan est d'autant plus facile à adopter qu'il est conforme à vos intérêts;
il faudra combattre, par des témoignages et par d'honorables amitiés,
tout ce que votre passé peut avoir d'obscur.»
Andrea perdit visiblement contenance.
«Je m'offrirais bien à vous comme répondant et caution, dit
Monte-Cristo; mais c'est chez moi une habitude morale de douter de
mes meilleurs amis, et un besoin de chercher à faire douter les autres;
aussi jouerais-je là un rôle hors de mon emploi, comme disent les
tragédiens, et je risquerais de me faire siffler, ce qui est inutile.
--Cependant, monsieur le comte, dit Andrea avec audace, en
considération de Lord Wilmore qui m'a recommandé à vous....
--Oui, certainement, reprit Monte-Cristo; mais Lord Wilmore ne m'a
pas laissé ignorer, cher monsieur Andrea, que vous aviez eu une
jeunesse quelque peu orageuse. Oh! dit le comte en voyant le
mouvement que faisait Andrea, je ne vous demande pas de confession;
d'ailleurs, c'est pour que vous n'ayez besoin de personne que l'on a fait
venir de Lucques M. le marquis Cavalcanti, votre père. Vous allez le

voir, il est un peu raide, un peu guindé; mais c'est une question
d'uniforme, et quand on saura que depuis dix-huit ans il est au service
de l'Autriche, tout s'excusera; nous ne sommes pas, en général,
exigeants pour les Autrichiens. En somme, c'est un père fort suffisant,
je vous assure.
--Ah! vous me rassurez, monsieur; je l'avais quitté depuis si longtemps,
que je n'avais de lui aucun souvenir.
--Et puis, vous savez, une grande fortune fait passer sur bien des
choses.
--Mon père est donc réellement riche, monsieur?
--Millionnaire... cinq cent mille livres de rente.
--Alors, demanda le jeune homme avec anxiété, je vais me trouver dans
une position... agréable?
--Des plus agréables, mon cher monsieur; il vous fait cinquante mille
livres de rente par an pendant tout le temps que vous resterez à Paris.
--Mais j'y resterai toujours, en ce cas.
--Heu! qui peut répondre des circonstances, mon cher monsieur?
l'homme propose et Dieu dispose....»
Andrea poussa un soupir.
«Mais enfin, dit-il, tout le temps que je resterai à Paris, et... qu'aucune
circonstance ne me forcera pas de m'éloigner, cet argent dont vous me
parliez tout à l'heure m'est-il assuré?
--Oh! parfaitement.
--Par mon père? demanda Andrea avec inquiétude.
--Oui, mais garanti par Lord Wilmore, qui vous a, sur la demande de
votre père, ouvert un crédit de cinq mille francs par mois chez M.

Danglars, un des plus sûrs banquiers de Paris.
--Et mon père compte rester longtemps à Paris? demanda Andrea avec
inquiétude.
--Quelque jours seulement, répondit Monte-Cristo, son service ne lui
permet pas de s'absenter plus de deux ou trois semaines.
--Oh! ce cher père! dit Andrea visiblement enchanté de ce prompt
départ.
--Aussi, dit Monte-Cristo, faisant semblant de se tromper à l'accent de
ces paroles; aussi je ne veux pas retarder d'un instant l'heure de votre
réunion. Êtes-vous préparé à embrasser ce digne M. Cavalcanti?
--Vous n'en doutez pas, je l'espère?
--Eh bien, entrez donc dans le salon, mon cher ami, et vous trouverez
votre père, qui vous attend.»
Andrea fit un profond salut au comte et entra dans le salon.
Le comte le suivit des yeux, et, l'ayant vu disparaître, poussa un ressort
correspondant à un tableau, lequel, en s'écartant du cadre, laissait, par
un interstice habilement ménagé, pénétrer la vue dans le salon.
Andrea referma la porte derrière lui et s'avança vers le major, qui se
leva dès qu'il entendit le bruit des pas qui s'approchaient.
«Ah! monsieur et cher père, dit Andrea à haute voix et de manière que
le comte l'entendit à travers la porte fermée, est-ce bien vous?
--Bonjour, mon cher fils, fit gravement le major.
--Après tant d'années de séparation,
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