Le chateau des Carpathes | Page 2

Jules Verne

Transylvanie, comprise sous la dénomination de comitat de
Klausenburg ou Kolosvar.
Curieux fragment de l'empire d'Autriche, cette Transylvanie, « l'Erdely
» en magyar, c'est-à-dire « le pays des forêts ». Elle est limitée par la
Hongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie à l'ouest. Étendue sur
soixante mille kilomètres carrés, soit six millions d'hectares -- à peu

près le neuvième de la France --, c'est une sorte de Suisse, mais de
moitié plus vaste que le domaine helvétique, sans être plus peuplée.
Avec ses plateaux livrés à la culture, ses luxuriants pâturages, ses
vallées capricieusement dessinées, ses cimes sourcilleuses, la
Transylvanie, zébrée par les ramifications d'origine plutonique des
Carpathes, est sillonnée de nombreux cours d'eaux qui vont grossir la
Theiss et ce superbe Danube, dont les Portes de Fer, à quelques milles
au sud [La mille hongrois vaut environ 7 500 mètres.], ferment le défilé
de la chaîne des Balkans sur la frontière de la Hongrie et de l'empire
ottoman.
Tel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier siècle
de l'ère chrétienne. L'indépendance dont il jouissait sous jean Zapoly et
ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec Léopold Ier, qui l'annexa à
l'Autriche. Mais, quelle qu'ait été sa constitution politique, il est resté le
commun habitat de diverses races qui s'y coudoient sans se fusionner,
les Valaques ou Roumains, les Hongrois, les Tsiganes, les Szeklers
d'origine moldave, et aussi les Saxons que le temps et les circonstances
finiront par « magyariser » au profit de l'unité transylvaine.
A quel type se raccordait le berger Frik ? Était-ce un descendant
dégénéré des anciens Daces ? Il eût été malaisé de se prononcer, à voir
sa chevelure en désordre, sa face machurée, sa barbe en broussailles,
ses sourcils épais comme deux brosses à crins rougeâtres, ses yeux pers,
entre le vert et le bleu, et dont le larmier humide était circonscrit du
cercle sénile. C'est qu'il est âgé de soixante-cinq ans, -- il y a lieu de le
croire du moins. Mais il est grand, sec, droit sous son sayon jaunâtre
moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne dédaignerait pas d'en saisir
la silhouette, lorsque, coiffé d'un chapeau de sparterie, vrai bouchon de
paille, il s'accote sur soit bâton à bec de corbin, aussi immobile qu'un
roc.
Au moment où les rayons pénétraient à travers la brisure de l'ouest,
Frik se retourna ; puis, de sa main à demi fermée, il se fit un porte-vue
-- comme il en eût fait un porte-voix pour être entendu au loin et il
regarda très attentivement.
Dans l'éclaircie de l'horizon, à un bon mille, niais très amoindri par
l'éloignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique château
occupait, sur une croupe isolée du col de Vulkan, la partie supérieure
d'un plateau appelé le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une éclatante

lumière, son relief se détachait crûment, avec cette netteté que
présentent les vues stéréoscopiques. Néanmoins, il fallait que l'oeil du
pâtour fût doué d'une grande puissance de vision pour distinguer
quelque détail de cette masse lointaine.
Soudain le voilà qui s'écrie en hochant la tête :
« Vieux burg !... Vieux burg !... Tu as beau te carrer sur ta base !...
Encore trois ans, et tu auras cessé d'exister, puisque ton hêtre n'a plus
que trois branches ! » Ce hêtre, planté à l'extrémité de l'un des bastions
du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une fine
découpure de papier, et c'est à peine s'il eût été visible pour tout autre
que Frik à cette distance. Quant à l'explication de ces paroles du berger,
qui étaient provoquées par une légende relative au château, elle sera
donnée en son temps.
« Oui ! répéta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais la
quatrième est tombée cette nuit... Il n'en reste que le moignon... je n'en
compte plus que trois à l'enfourchure... Plus que trois, vieux burg... plus
que trois ! »
Lorsqu'on prend un berger par son côté idéal, l'imagination en fait
volontiers un. être rêveur et contemplatif ; il s'entretient avec les
planètes ; il confère avec les étoiles ; il lit dans le ciel. Au vrai, c'est
généralement une brute ignorante et bouchée. Pourtant la crédulité
publique lui attribue aisément le don du surnaturel ; il possède des
maléfices ; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux gens
et aux bêtes -- ce qui est tout un dans ce cas ; il vend des poudres
sympathiques ; on lui achète des philtres et des formules. Ne va-t-il pas
jusqu'à rendre les sillons stériles, en y lançant des pierres enchantées, et
les brebis infécondes rien qu'en les regardant de l'oeil gauche ? Ces
superstitions sont de tous les temps et de tous les pays. Même au milieu
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