Le chasseur noir | Page 8

Émile Chevalier
dents dans la torquette[11]
que lui présentait Nicolas, puis roulant, avec la langue, la masse
narcotique contre la joue droite, il ajouta:
--Vous avez l'air de regarder ce tas de rochers. Nous l'appelons la Ville
hantée.
[Note 11: Torquette de tabac. Tabac pressé et roulé en forme de corde
pour en diminuer le volume.]

--Nous? qui? demanda Nicolas.
Après un instant d'hésitation, l'inconnu balbutia:
--Eh! nous, francs-trappeurs donc!
--Je ne savais pas, répliqua Nicolas, que certaines gens tendaient des
trappes dans les rochers. Généralement je place les miennes dans les
vallées ou sur le bord des ruisseaux et des lacs.
--Oh! sans doute. Mais quand on est dans le voisinage de pareils amas
de roches, on ne peut s'empêcher de les voir. En tout cas c'est un lieu
mal famé. Nous autres nous le tenons à distance. Des trappeurs et
chasseurs isolés ont disparu dans les environs de la Ville hantée.
Nicolas branla la tête en signe d'incrédulité, tandis que son
interlocuteur poursuivait:
--On y entend des bruits comme le grondement du canon. Les Indiens
disent que l'esprit du tonnerre vit ici. J'y ai moi-même senti des
commotions souterraines. Un peu plus loin s'étend une vallée, la vallée
du Trappeur perdu. Nous l'appelons la vallée du Trappeur, par
abréviation.
--Qui a donné les noms à ces localités? interrogea Nicolas, fixant sur
son compagnon un regard pénétrant.
--Toute place doit avoir un nom, vous savez, répliqua l'autre d'un ton
embarrassé. Une circonstance fait nommer cette place-ci, une autre
celle-là. J'ai appris à les connaître, parce que plus d'une fois j'ai campé
à la rivière aux Loutres, qui n'est pas à plus de quatre ou cinq milles
d'ici. Mais vous-même, étranger, est-ce que vous n'avez pas aussi un
nom?
Et à son tour, il toisa Nicolas.
--Vous avez raison, monsieur, répondit celui-ci. Des noms, j'en ai eu en
masse, et je n'ai pas honte de les dire, ô Dieu, non! D'après leurs

notions païennes, les Indiens m'appellent Ténébreux, supposant que je
suis artificieux, ce qui est une erreur de leur jugement. Le fait est que je
ne suis ni sombre, ni profond, mais transparent comme l'onde du
ruisseau, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais pour avoir double
face, double conscience, nenni. Je ne porte pas deux visages, je n'en ai
jamais porté, ô Dieu, non!
Nicolas reprit longue haleine et soupira lentement de l'air d'un homme
qui sent qu'on lui a fait une injustice.
--Ténébreux! s'écria l'autre avec un sourire moqueur. Vous n'en avez
pas la mine. Mais quel est votre nom blanc? Je me soucie peu de titres
rouges.
--Il y a bien un nom duquel on avait l'habitude de m'appeler, mais
depuis qu'il est tombé au bout de la langue de ceux qui grouillent dans
les établissements[12], et qu'il a fait causer une quantité d'oisifs qui ne
savent rien du tout, je n'ai plus de goût à le mentionner aux étrangers.
La vérité est que ces fainéants m'ont flanqué dans les papiers publics et
que je n'aime pas du tout ça. Je vous leur soulèverai une maudite petite
difficulté, si jamais je vais jusqu'à leurs villes. Mille castors, je ne
m'attendais pas à cette méchanceté. Je supposais qu'on me laisserait
vivre et mourir en paix sur les prairies, avec mon fusil et mes attrapes à
mon côté, mes chiens et chevaux autour de moi. Mais nous ne sommes
sûrs de rien dans ce monde--rien que des difficultés. Celles-là on peut y
compter avec certitude. On m'a touché à un endroit sensible en me
faisant imprimer et en doutant des traditions de ma famille, ô Dieu,
oui[13]!
[Note 12: Les trappeurs appellent établissements les lieux habités par
les civilisés, c'est-à-dire nos villes, villages, etc.]
[Note 13: Voir les Pieds-Noirs.--Michel Lévy frères, éditeur.]
--Diable, interrompit l'autre, si vous y allez comme ça, autant vaut nous
en tenir là, vous n'arriverez jamais à ma question. Quant aux
impressions et bêtises de cette espèce, je m'en moque comme d'un
vieux mocassin; d'ailleurs je ne suis pas si sot que de savoir lire.

--Moi, je suis modeste de ma nature, quoique j'aie bien mes petites
particularités, reprit Nicolas. Tout ce que je désire, c'est qu'on me laisse
tranquille.
Puis il coucha sa carabine à terre et ajouta emphatiquement:
--Oui, Nick Whiffles désire qu'on le laisse tranquille, dire ses histoires,
faire ses plaisanteries, vivre de sa vie propre à sa propre manière, ô
Dieu, oui!
Le franc-trappeur recula un peu, mâcha violemment sa chique, examina
Nick des pieds à la tête, et dit d'une voix qu'épaississait le jus de tabac:
--Vous, Nick Whiffles! ah! oui; ça m'en a l'air!
--Qu'est-ce que vous entendez par là? demanda sèchement Nick.
--J'entends que je ne suis pas tout à fait un dindon, répliqua le trappeur
avec une grimace.
--Je ne vous comprends pas précisément. Soyez un peu plus clair si
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