qui couronnent les sommets altiers. Vient
l'été, avec ses moissons jaunies, ses arbres chargés de fruits que le
soleil mûrit lentement. Enfin l'automne, la plus belle des saisons,
quoiqu'en disent les poètes! Le Savoyard comprend et admire toutes ces
splendeurs. Il saisit toutes les beautés du paysage; il voit chaque jour
avec un nouveau plaisir le soleil se lever du côté d'Italie et se coucher,
là-bas, du côté de la France.
Quand l'astre disparaît, le ciel s'empourpre comme par l'effet d'un
gigantesque incendie: tantôt il se diapre de nuages dorés, tantôt il
s'efface en laissant derrière lui une traînée lumineuse.
Et le Savoyard contemple chaque jour un spectacle nouveau.
Cette nature, si magnifiquement belle, il la peuple d'une création
fantastique; son imagination lui montre partout un monde surnaturel
qui l'entoure et l'enchante et qui, suivant l'expression d'un de nos
romanciers de haut parage, Octave Feuillet, lui fait sentir la vie avec
une intensité que nous ignorons.
Enfin, il est libre, absolument libre. Il ne relève de personne que de
lui-même. Il est souverain seigneur et maître de la montagne; il va où il
veut, fait ce qu'il veut et ne reconnaît de volonté supérieure à la sienne
que celle de Dieu.
Que lui importent les vaines rumeurs du monde? Que lui fait cette
fourmilière sur laquelle il jette un regard dédaigneux, fort de sa
grandeur et de son indépendance?
Voilà, cher lecteur, ce que me disait François Guigonnet; sa voix était
émue; son regard brillait d'une éloquence naïve; son langage vulgaire se
transformait en un parler plein d'une sauvage poésie.
Moi, je l'écoutais sans oser l'interrompre. Quand il m'eut dépeint la
montagne, il me raconta sa vie.
IV
François Guigonnet est né en 1810, il avait donc aujourd'hui
cinquante-huit ans. C'était un homme d'une taille élevée, d'une
maigreur extrême; son visage n'offrait aucun trait saillant et n'exprimait
qu'une sorte de placidité mêlée à une certaine finesse. Ses cheveux
étaient longs, très noirs, et le bas de son visage s'encadrait dans une
barbe assez bien soignée.
Le père de François était un honnête cultivateur qui fut pris dans la
dernière levée que fit Napoléon avant la première Restauration et qui
mourut à la guerre, laissant une femme jeune encore, mère de huit
enfants. Deux ou trois ans après, la veuve se remaria.
Quand François eut quinze ans, il partit pour la France, muni d'une
boîte de colporteur. En cinq ans, il amassa l'énorme somme de mille
francs, revint au pays, acheta un bout de terrain et se maria. Quand sa
mère mourut, il se trouvait à la tête d'une fortune de trois mille francs,
représentée par une chaumière, un jardinet et le lopin de terre, fruit de
ses économies.
Sa femme et ses deux enfants moururent; François, alors âgé de
quarante ans, fut pris par le désespoir et voulut quitter le pays. Il vendit
son bien et partit. Au bout de six mois, il revenait malade de nostalgie.
Alors il se fit chasseur d'ours et les âpres jouissances de la chasse lui
firent oublier ses malheurs.
Aujourd'hui, il a racheté sa chaumière et vit complètement isolé.
Quand il lui prend fantaisie de chasser ou bien quand on lui signale un
ours dans la montagne, il part de grand matin, muni de sa carabine et
cherche la piste de la bête.
Sa chasse dure quelquefois trois ou quatre jours.
Quand il a trouvé le repaire de l'ours, il va se poster avant l'aube à
quelque distance de ce repaire et attend. A peine le soleil se lève-t-il
derrière les monts de Beaune qu'un sourd grognement l'avertit du réveil
de sa future victime.
Il se place derrière un tronc d'arbre ou un rocher et lorsque l'ours
apparaît à l'entrée de sa tanière, il vise l'oreille ou le front, entre les
deux yeux, afin de ne point gâter la peau de son gibier.
Quelquefois, il manque son coup. La bête alors se rue en avant: arrivée
à deux pas du chasseur, elle s'élance furieuse vers son agresseur pour
l'étouffer dans ses bras.
Si le chasseur manque de sang-froid, il est perdu. Guigonnet, lui, ne
s'effraie pas pour si peu. Il attend tranquillement, sans bouger de sa
place; puis, quand l'ours est bien en face de lui, qu'il ouvre sa gueule
formidable ornée de dents aiguës, il ajuste et fait feu à bout portant,
dans cette gueule rouge, fumante... L'ours tombe et tout est dit.
Un jour, il lui advint une singulière aventure. Il chassait le renard en
compagnie de quelques amis. Or, pendant que ses compagnons
l'attendaient de l'autre côté de la forêt, François Guigonnet avait grimpé
sur la montagne et guettait le renard au passage.
Il se trouvait tout auprès d'une coulée, sorte de boyau taillé à pic dans le
roc et par lequel on fait glisser du haut de la montagne en bas
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