Le chasseur dours | Page 5

Charles Buet
dégagé du monde, une chanson à
boire.
J'avais passé le renard en bandoulière autour de mon corps, et je portais
mon fusil sur l'épaule.

Allez! j'étais bien le plus fier et le plus joyeux enfant de la terre.
Pour ne rien perdre de l'honneur que j'allais tirer de ma chasse (ô
ironie!) je résolus de traverser Aiguebelle dans toute sa longueur, et je
fis un détour qui me conduisit au Paradis des Chèvres. Là, je pris la
grand'route, je passai sous l'arc-de-triomphe élevé au roi Charles-Félix,
et je me trouvai à l'entrée de la ville.
* * * * *
Dès que l'on m'aperçut, ce fut un véritable remue-ménage. Les
commères s'assemblèrent sur le pas de leurs portes, les épiciers et les
cafetiers, tout le commerce d'Aiguebelle sortirent de leurs boutiques, et
tout ce monde se mit à m'admirer, bouche béante, tandis que les gamins
me couraient après avec des cris de joie si perçants que j'en fus
abasourdi.
* * * * *
Bientôt je vis diverses femmes rentrer précipitamment dans leurs
maisons. Orgueilleux! j'attribuais cette brusque retraite à l'effroi inspiré
par le cadavre de «mon» renard, dont le museau sanglant pendait à
quelques centimètres de ma ceinture.
Je ne tardai pas à être détrompé.
Les ménagères sortirent l'une après l'autre. L'une m'apporta douze oeufs
dont j'emplis ma casquette; l'autre vint me donner une paire de poulets
que je pendis à mon bras; la troisième me chargea d'une botte de carotte,
la quatrième d'un lapin vivant...
Je n'étais pas arrivé au milieu de la rue, que je succombai sous le
fardeau.
Un jeune homme se chargea de la moitié de ces présents, et je pus
continuer ma route.
Il eût fallu me voir, ainsi transformé en garde-manger ambulant avec

mes poules, mes oeufs, mes carottes et surtout mon renard, que je
n'avais point voulu donner à mon complaisant compagnon.
Je croyais d'abord que l'on voulait me mystifier, mais les sourires
gracieux, les compliments à brûle-pourpoint et les caressantes flatteries
que tout le monde m'adressait me tournèrent la tête.
Lorsque mon oncle rentra, cinq minutes après moi, il riait à gorge
déployée.
--Eh bien, petit, me dit-il, trouves-tu que ce soit agréable déporter un
renard?
--Certes, mon oncle!
Je lui montrai mon butin.
--Qu'allons-nous faire de tout cela? demandai-je.
--La belle question! ce sont des cadeaux qu'on te fait, petiot; une prime
semblable est donnée à tous ceux qui tuent le renard. C'est un usage
établi depuis des siècles et dont on trouve le premier exemple dans la
Chronique du chanoine Agrald, en 1221. Cette chronique, écrite sur
parchemin...
Je me hâtai de fuir, craignant une nouvelle averse d'érudition.

III
«Le moi est haïssable,» a dit Pascal.
Aussi je dois cesser de parler autant de ma chétive personne. J'ai, du
reste, entrepris un portrait, il faut que je l'achève. Je laisse là mon oncle,
son neveu et le renard susdit, pour faire poser mon modèle et
commencer mon esquisse.
Il est inutile, je pense, de donner ici quelques détails sur le quadrupède

auquel nous avons affaire.
L'ours des Alpes est le même que celui des Pyrénées et des Asturies,
selon le dire de la plupart des naturalistes. Cependant Cuvier prétend le
contraire. Cet animal se tient dans les montagnes boisées ou dans les
amas de rochers situés vers les cîmes de certains escarpements des
Alpes; il vit de racines, de fruits acides, comme l'épine-vinette, la ronce
et la buxerole. C'est un grand dévastateur de ruches et de fourmilières:
il mange le miel des unes et les habitantes des autres. Sa vie est
solitaire.
Il n'attaque point l'homme, si ce n'est quand il est provoqué.
Voilà, mes chers lecteurs, tout ce que mes faibles connaissances en
histoire naturelle me permettent de vous dire sur le sauvage souverain
de nos montagnes.
Ce n'est point chose facile que de chasser l'ours.
On ne le tue point avec une balle, comme le premier lièvre venu. Nos
chasseurs chargent leurs fusils avec des chevrotines, dont la forme est
celle des dents d'un rateau.
Ces sortes de balles sont de forme conique, pointues à une extrémité,
arrondies à l'autre; elles ne sont point de plomb, mais de fer. Les
bourres sont des rondelles découpées dans le feutre d'un vieux chapeau.
Ce fut à La Chambre que je vis pour la première fois un chasseur d'ours
de profession. Puisque je dois vous instruire, tout en vous amusant, je
puis bien vous dire en passant ce que c'est que le bourg de La Chambre.
Il est situé dans une vallée riante et fertile, à quelques kilomètres de
Saint-Jean-de-Maurienne, et faisait autrefois partie du domaine
temporel des évêques de ce diocèse. Jadis cette vallée inculte fut
entièrement défrichée par les Bénédictins. La Chambre fut érigée en
comté en 1456 et en marquisat en 1553, en faveur de la maison de
Seyssel,
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