chose que la
grand'route sur les deux côtés de laquelle s'alignent des maisons à
peintures prétentieuses, à balcons ambitieux.
L'Hôtel-de-Ville étale avec orgueil son pignon pointu et son badigeon
couleur beurre frais entre deux maisons d'un gris sombre, que l'on m'a
dit appartenir à deux notabilités du pays.
La rue est pourvue de trottoirs boueux et de candélabres en
simili-bronze dans lesquels brûle un simili-gaz obtenu à l'aide du
pétrole.
L'église menace ruine: elle était jadis assez belle, mais l'on y voit
maintenant les traces du temps.
Hâtons-nous de le dire, ce bourg, si humble et si petit en apparence, a
son histoire que lui envieraient certaines grandes villes où règnent le
charbon et la houille, où l'on n'entend que le bruit des roues et des
machines.
Le château de Charbonnières, qui domine Aiguebelle, fut le berceau de
la maison de Savoie, de cette illustre famille dont le roi philosophe,
Louis XVIII, faisait un jour l'éloge en disant qu'un prince de la maison
de Bourbon, ne pouvait épouser sans mésalliance qu'une princesse de
Savoie.
Or, les premiers comtes de Savoie entourèrent Aiguebelle de murs et de
fossés. Sous le règne d'Adélaïde de Suze, veuve du comte Oddon, on y
battait une monnaie que les numismates désignent sous le nom de salidi
maurianenses.
En 1536, François Ier réduisit en cendres les deux tiers d'Aiguebelle
dont le connétable de Lesdignières s'empara de nouveau en 1597. Trois
ans plus tard, le maréchal de Créqui s'en rendit maître, et les Espagnols
le prirent d'assaut en 1742.
La petite ville dont nous parlons subit donc quatre siéges en règle, et
l'on doit avouer que l'appellation de ville dont se servent ses habitants
paraît moins ridicule quand on connaît cette histoire.
Hilarion Bruno me racontait cela, pendant que nous volions sur les ailes
rapides de la vapeur. Veuille le lecteur me pardonner cette image
surannée, que je m'empresse d'attribuer à mon oncle, lequel affectait de
parler le beau langage du siècle.
J'avais revêtu, pour cette circonstance solennelle--ma première
chasse,--un costume en peau de diable qui me donnait, avec mon
bonnet d'higlander, la tournure d'un boy anglais en quête d'un remède
contre le spleen. Mon oncle riait en regardant cet excentrique
accoutrement et me décochait de temps à autre les plus mordantes
épigrammes.
Il fumait sa pipe, tout en causant avec moi et buvait de temps à autre
une gorgée de vin blanc, son apéritif ordinaire.
Vers huit heures nous arrivâmes à Aiguebelle, et la vue de cette ville
produisit sur moi l'impression que j'exprime en termes un peu amers au
commencement de ce récit.
Notre première visite fut pour un ami, qui nous offrit un déjeuner des
plus substantiels. Une heure après, nous étions en chasse dans les
vignobles de Durnières. Mon oncle avait été élevé dans ce pays et le
connaissait parfaitement. Un Aiguebellain nous avait accompagné et
nous avait mis sur la piste d'une famille de renards qui causait chaque
jour de grands dommages aux fermes des environs.
La chasse présenta plusieurs incidents qu'il serait trop long et peut-être
oiseux de rapporter ici. Vers quatre heures du soir, nous avions forcé la
retraite du renard que mon oncle emportait dans son carnier avec une
visible satisfaction.
Pour moi, j'étais...
honteux comme un renard qu'une poule aurait pris!
c'est, ou jamais, le cas de le dire.
J'avais chargé cinq ou six fois mon fusil, mais je revenais les mains
vides et je contemplais avec envie la carnassière gonflée de mon oncle
Hilarion.
--Eh bien! mon garçon, me dit-il, te voilà tout penaud!
Je poussais un soupir.
--Eh! eh! continua-t-il en ricanant, tu voudrais peut-être bien être à ma
place, hein?
Nouveau soupir du neveu, nouveau ricanement de l'oncle.
--Eh! eh! eh! tout le monde ne peut pas être heureux. C'est ce que me
disait un fakir, à Lahore, en 1835. Il ajoutait que l'espérance, elle-même,
était un leurre et ne servait qu'à rendre la vie plus amère!
--Théorie dangereuse, affirma l'Aiguebellain.
Par esprit de contradiction, mon oncle soutint le contraire, et la
discussion s'engagea vivement entre ces deux messieurs.
L'Aiguebellain n'était pas de force, Hilarion Bruno le roula proprement.
Quand nous fûmes arrivés au pont de Randens, qui sépare d'Aiguebelle
le hameau de ce nom, mon oncle se retourna vers moi et me dit:
--Garçon! tiens, voici le renard. Marche en avant, je te permets de te
dénoncer comme meurtrier de cet animal dont les Hindous ont le
caractère, et les Chinois la couleur, mais à une condition...
Mon coeur se prit à palpiter, et je hasardai timidement cette question:
--A quelle condition, mon oncle?
Un sourire effleura ses lèvres et il me répondit:
--Tu porteras jusqu'à la maison tout ce qu'on te remettra.
--Bien, mon oncle!
Et je partis d'un pas allègre, la casquette sur l'oreille, le poing sur la
hanche, et sifflotant, de l'air le plus
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