propos oiseux en apparence, j'appris que la duchesse avait entendu chanter deux fois dans son salon le jeune Célio Floriani, pendant que la porte m'était fermée, car ce débutant n'était arrivé à Vienne que depuis cinq jours.
Je renfermai ma colère, mais elle fut devinée, et la duchesse s'en tira aussi bien que possible. Je n'étais pas encore assez lié avec elle pour avoir le droit d'attendre une justification. Elle daigna me la donner assez satisfaisante, et mon amertume fit place à la reconnaissance. Elle avait beaucoup connu la fameuse Floriani et vu son fils adolescent auprès d'elle. Il était venu naturellement la saluer à son arrivée, et, croyant lui devoir aide et protection, elle avait consenti à le recevoir et à l'entendre, quoique malade et séquestrée. Il avait chanté pour elle devant son médecin, elle l'avait écouté par ordonnance de médecin. ?Je ne sais si c'est que je m'ennuyais d'être seule, ajouta-t-elle d'un ton languissant, ou si mes nerfs étaient détendus par le régime; mais il est certain qu'il m'a fait plaisir et que j'ai bien auguré de son début. Il a une voix magnifique, une belle méthode et un extérieur agréable; mais que sera-t-il sur la scène? C'est si différent d'entendre un virtuose à huis clos! Je crains pour ce pauvre enfant l'épreuve terrible du public. Le nom qu'il porte est un rude fardeau à soutenir; on attend beaucoup de lui: noblesse oblige!
--C'est une cruauté, Madame, dit le marquis R., qui se tenait au fond de la loge, le public est bête; il devrait savoir que les personnes de génie ne mettent au monde que des enfants bêtes. C'est une loi de nature.
--J'aime à croire que vous vous trompez, ou que la nature ne se trompe pas toujours si sottement, répondit la duchesse d'un air narquois. Votre fille est une personne charmante et pleine d'esprit.?--Puis, comme pour atténuer l'effet désagréable que pouvait produire sur moi cette repartie un peu vive, elle me dit tout bas, derrière son éventail: ?J'ai choisi le marquis pour être avec nous ce soir, parce qu'il est le plus bête de tous mes amis.?
Je savais que le marquis s'endormait toujours au lever du rideau; je me sentis heureux et tout disposé à la bienveillance pour le débutant.
--Quelle voix a-t-il? demandai-je.
--Qui? le marquis? reprit-elle en riant.
--Non, votre protégé!
--Primo basso cantante. Il se risque dans un r?le bien fort, ce soir. Tenez, on commence; il entre en scène! voyez. Pauvre enfant! comme il doit trembler!
Elle agita son éventail. Quelques claques saluèrent l'entrée de Célio. Elle y joignit si vivement le faible bruit de ses petites mains, que son éventail tomba. ?Allons, me dit-elle, comme je le ramassais, applaudissez aussi le nom de la Floriani, c'est un grand nom en Italie, et, nous autres Italiens, nous devons le soutenir. Cette femme a été une de nos gloires.
--Je l'ai entendue dans mon enfance, répondis-je; mais c'est donc depuis qu'elle était retirée du théatre que vous l'avez particulièrement connue? car vous êtes trop jeune...
Ce n'était pas le moment de faire une circonlocution pour apprendre si la duchesse avait vu la Floriani une fois ou vingt fois en sa vie. J'ai su plus tard qu'elle ne l'avait jamais vue que de sa loge, et que Célio lui avait été simplement recommandé par le comte Albani. J'ai su bien d'autres choses... Mais Célio débitait son récitatif, et la duchesse toussait trop pour me répondre. Elle avait été si enrhumée!
II.
LE VER LUISANT.
Il y avait alors au théatre impérial une chanteuse qui e?t fait quelque impression sur moi, si la duchesse de... ne se f?t emparée plus victorieusement de mes pensées. Cette chanteuse n'était ni de la première beauté, ni de la première jeunesse, ni du premier ordre de talent. Elle se nommait Cécilia Boccaferri; elle avait une trentaine d'années, les traits un peu fatigués, une jolie taille, de la distinction, une voix plut?t douce et sympathique que puissante; elle remplissait sans fracas d'engouement, comme sans contestation de la part du public, l'emploi de seconda donna.
Sans m'éblouir, elle m'avait plu hors de la scène plut?t que sur les planches. Je la rencontrais quelquefois chez un professeur de chant qui était mon ami et qui avait été son ma?tre, et dans quelques salons où elle allait chanter avec les premiers sujets. Elle vivait, disait-on, fort sagement, et faisait vivre son père, vieux artiste paresseux et désordonné. C'était une personne modeste et calme que l'on accueillait avec égard, mais dont on s'occupait fort peu dans le monde.
Elle entra en même temps que Célio, et, bien qu'elle ne s'occupat jamais du public lorsqu'elle était à son r?le, elle tourna les yeux vers la loge d'avant-scène où j'étais avec la duchesse. Il y eut dans ce regard furtif et rapide quelque chose qui me frappa: j'étais disposé à tout remarquer et à tout commenter ce soir-là.
Célio Floriani était
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