Le château des Désertes | Page 6

George Sand
un gar?on de vingt-quatre à vingt-cinq ans, d'une beauté accomplie. On disait qu'il était tout le portrait de sa mère, qui avait été la plus belle femme de son temps. Il était grand sans l'être trop, svelte sans être grêle. Ses membres dégagés avaient de l'élégance, sa poitrine large et pleine annon?ait la force. La tête était petite comme celle d'une belle statue antique, les traits d'une pureté délicate avec une expression vive et une couleur solide; l'oeil noir étincelant, les cheveux épais, ondés et plantés au front par la nature selon toutes les règles de l'art italien; le nez était droit, la narine nette et mobile, le sourcil pur comme un trait de pinceau, la bouche vermeille et bien découpée, la moustache fine et encadrant la lèvre supérieure par un mouvement de frisure naturelle d'une grace coquette; les plans de la joue sans défaut, l'oreille petite, le cou dégagé, rond, blanc et fort, la main bien faite, le pied de même, les dents éblouissantes, le sourire malin, le regard très-hardi... Je regardai la duchesse... Je la regardai d'autant mieux, qu'elle n'y fit point attention, tant elle était absorbée par l'entrée du débutant.
La voix de Célio était magnifique, et il savait chanter; cela se jugeait dés les premières mesures. Sa beauté ne pouvait pas lui nuire: pourtant, lorsque je reportai mes regards de la duchesse à l'acteur, ce dernier me parut insupportable. Je crus d'abord que c'était prévention de jaloux; je me moquai de moi-même; je l'applaudis, je l'encourageai d'un de ces bravo à demi-voix que l'acteur entend fort bien sur la scène. Là je rencontrai encore le regard de mademoiselle Boccaferri attaché sur la duchesse et sur moi. Cette préoccupation n'était pas dans ses habitudes, car elle avait un maintien éminemment grave et un talent spécialement consciencieux.
Mais j'avais beau faire le dégagé: d'une part, je voyais la duchesse en proie à un trouble inconcevable, à une émotion qu'elle ne pouvait plus me cacher, on e?t dit qu'elle ne l'essayait même pas; d'autre part, je voyais le beau Célio, en dépit de son audace et de ses moyens, s'acheminer vers une de ces chutes dont on ne se relève guère, ou tout au moins vers un de ces fiasco qui laissent après eux des années de découragement et d'impuissance. En effet, ce jeune homme se présenta avec un aplomb qui frisait l'outrecuidance. On e?t dit que le nom qu'il portait était écrit par lui sur son front pour être salué et adoré sans examen de son individualité; on e?t dit aussi que sa beauté devait faire baisser les yeux, même aux hommes. Il avait cependant du talent et une puissance incontestable: il ne jouait pas mal, et il chantait bien; mais il était insolent dans l'ame, et cela per?ait par tous ses pores. La manière dont il accueillit les premiers applaudissements déplut au public. Dans son salut et dans son regard, on lisait clairement cette modeste allocution intérieure: ?Tas d'imbéciles que vous êtes, vous serez bient?t forcés de m'applaudir davantage. Je méprise le faible tribut de votre indulgence; j'ai droit à des transports d'admiration.?
Pendant deux actes, il se maintint à cette hauteur dédaigneuse; et le public incertain lui pardonna généreusement son orgueil, voulant voir s'il le justifierait, et si cet orgueil était un droit légitime ou une prétention impertinente. Je n'aurais su dire moi-même lequel c'était, car je l'écoutais avec un désintéressement amer. Je ne pouvais plus douter de l'engouement de ma compagne pour lui; je le lui disais, même assez malhonnêtement, sans la facher, sans la distraire; elle n'attendait qu'un moment d'éclatant triomphe de Célio pour me dire que j'étais un fat et qu'elle n'avait jamais pensé à moi.
Ce moment de triomphe sur lequel tous deux comptaient, c'était un duo du troisième acte avec la signora Boccaferri. Cette sage créature semblait s'y prêter de bonne grace et vouloir s'effacer derrière le succès du débutant. Célio s'était ménagé jusque-là; il arrivait à un effet avec la certitude de le produire.
Mais que se passa-t-il tout d'un coup entre le public et lui? Nul ne l'e?t expliqué, chacun le sentit. Il était là, lui, comme un magnétiseur qui essaie de prendre possession de son sujet, et qui ne se rebute pas de la lenteur de son action. Le public était comme le patient, à la fois na?f et sceptique, qui attend de ressentir ou de secouer le charme pour se dire: ?Celui-ci est un prophète ou un charlatan.? Célio ne chanta pourtant pas mal, la voix ne lui manqua pas; mais il voulut peut-être aider son effet par un jeu trop accusé: eut-il un geste faux, une intonation douteuse, une attitude ridicule? Je n'en sais rien. Je regardai la duchesse prête à s'évanouir, lorsqu'un froid sinistre plana sur toutes les têtes, un sourire sépulcral effleura tous les visages. L'air fini, quelques amis
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