livrer avant d'avoir le droit d'être compris. Peut-être encore, et il me semble que je retrouve cette émotion dans mes vagues souvenirs, peut-être avais-je dans l'ame un idéal de femme que je ne me croyais pas encore digne de posséder, et pour lequel je voulais me conserver pur de tout servage.
Cependant mon temps approchait. A mesure que la manifestation de ma vie me devenait plus facile dans la peinture, l'explosion de ma puissance cachée se préparait dans mon sein par une inquiétude croissante. A Vienne, pendant un rude hiver, je connus la duchesse de... noble italienne, belle comme un camée antique, éblouissante femme du monde, et dilettante à tous les degrés de l'art. Le hasard lui fit voir une peinture de moi. Elle la comprit mieux que toutes les personnes qui entouraient. Elle s'exprima sur mon compte en des termes qui caressèrent mon amour-propre. Je sus qu'elle me pla?ait plus haut que ne faisait encore le public, et qu'elle travaillait à ma gloire sans me conna?tre, par pur amour de l'art. J'en fus flatté; la reconnaissance vint attendrir l'orgueil dans mon sein. Je désirai lui être présenté: je fus accueilli mieux encore que je ne m'y attendais. Ma figure et mon langage parurent lui plaire, et elle me dit, presque à la première entrevue, qu'en moi l'homme était encore supérieur au peintre. Je me sentis plus ému par sa grace, son élégance et sa beauté, que je ne l'avais encore été auprès d'aucune femme.
Une seule chose me chagrinait: certaines habitudes de mollesse, certaines locutions d'éloges officiels, certaines formules de sympathie et d'encouragement, me rappelaient la douce, libérale et insoucieuse femme dont j'avais été le fils et le protégé. Parfois j'essayais de me persuader que c'était une raison de plus pour moi de m'attacher à elle; mais parfois aussi je tremblais de retrouver, sous cette enveloppe charmante, la femme du monde, cet être banal et froid, habile dans l'art des niaiseries, maladroit dans les choses sérieuses, généreux de fait sans l'être d'intention, aimant à faire le bonheur d'autrui, à la condition de ne pas compromettre le sien.
J'aimais, je doutais, je souffrais. Elle n'avait pas une réputation d'austérité bien établie, quoique ses faiblesses n'eussent jamais fait scandale. J'avais tout lieu d'espérer un délicieux caprice de sa part. Cela ne m'enivrait pas. Je n'étais plus assez enfant pour me glorifier d'inspirer un caprice; j'étais assez homme pour aspirer à être l'objet d'une passion. Je br?lais d'un feu mystérieux trop longtemps comprimé pour ne pas m'avouer que j'allais être en proie moi-même à une passion énergique; mais, lorsque je me sentais sur le point d'y céder, j'étais épouvanté de l'idée que j'allais donner tout pour recevoir peu... peut-être rien. J'avais peur, non pas précisément de devenir dans le monde une dupe de plus; qu'importe, quand l'erreur est douce et profonde? mais peur d'user mon ame, ma force morale, l'avenir de mon talent, dans une lutte pleine d'angoisses et de mécomptes. Je pourrais dire que j'avais peur enfin de n'être pas complètement dupe, et que je me méfiais du retour de ma clairvoyance prête à m'échapper.
Un soir, nous allames ensemble au théatre. Il y avait plusieurs jours que je ne l'avais vue. Elle avait été malade; du moins sa porte avait été fermée, et ses traits étaient légèrement altérés. Elle m'avait envoyé une place dans sa loge pour assister avec moi et un autre de ses amis, espèce de sigisbée insignifiant, au début d'un jeune homme dans un opéra italien.
J'avais travaillé avec beaucoup d'ardeur et avec une sorte de dépit fiévreux durant la maladie feinte ou réelle de la duchesse. Je n'étais pas sorti de mon atelier, je n'avais vu personne, je n'étais plus au courant des nouvelles de la ville.
--Qui donc débute ce soir? lui demandai-je un instant avant l'ouverture.
--Quoi! vous ne le savez pas? me dit-elle avec un sourire caressant, qui semblait me remercier de mon indifférence à tout ce qui n'était pas elle.
Puis elle reprit d'un air d'indifférence:
--C'est un tout jeune homme, mais dont on espère beaucoup. Il porte un nom célèbre au théatre; il s'appelle Célio Floriani.
--Est-il parent, demandai-je, de la célèbre Lucrezia Floriani, qui est morte il y a deux ou trois ans?
--Son propre fils, répondit la duchesse, un gar?on de vingt-quatre ans, beau comme sa mère et intelligent comme elle.
Je trouvai cet éloge trop complet; l'instinct jaloux se développait en moi; à mon gré la duchesse se hatait trop d'admirer les jeunes talents. J'oubliai d'être reconnaissant pour mon propre compte.
--Vous le connaissez? lui dis-je avec d'autant plus de calme que je me sentais plus ému.
--Oui, je le connais un peu, répondit-elle en dépliant son éventail; je l'ai entendu deux fois depuis qu'il est ici.
Je ne répondis rien. Je fis faire un détour à la conversation, pour obtenir, par surprise, l'aveu que je redoutais. Au bout de cinq minutes de
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