Le château des Désertes | Page 3

George Sand
pas changé son sort contre le mien.
Depuis quelques années, je ne voyais plus ma mère que rarement. Je lui écrivais à d'assez longs intervalles. Il m'en co?tait de l'appeler, conformément à ses prescriptions, ma bonne protectrice. Ses lettres ne me causaient qu'une joie mélancolique, car elles ne contenaient guère que des questions de détail matériel et des offres d'argent relativement à mon travail. ?Il me semble, écrivait-elle, qu'il y a quelque temps que vous ne m'avez rien demandé, et je vous supplie de ne point faire de dettes, puisque ma bourse est toujours à votre disposition. Traitez-moi toujours en ceci comme votre véritable amie.?
Cela était bon et généreux, sans doute, mais cela me blessait chaque fois davantage. Elle ne remarquait pas que, depuis plusieurs années, je ne lui co?tais plus rien, tout en ne faisant point de dettes. Quand je l'eus perdue, ce que je regrettai le plus, ce fut l'espérance que j'avais vaguement nourrie qu'elle m'aimerait un jour; ce qui me fit verser des larmes, ce fut la pensée que j'aurais pu l'aimer passionnément, si elle l'e?t bien voulu. Enfin, je pleurais de ne pouvoir pleurer vraiment ma mère.
Tout ce que je viens de raconter n'a aucun rapport avec l'épisode de ma vie que je vais retracer. Il ne se trouvera aucun lien entre le souvenir de ma première jeunesse et les aventures qui en ont rempli la seconde période. J'aurais donc pu me dispenser de cette exposition; mais il m'a semblé pourtant qu'elle était nécessaire. Un narrateur est un être passif qui ennuie quand il ne rapporte pas les faits qui le touchent à sa propre individualité bien constatée. J'ai toujours détesté les histoires qui procèdent par je, et si je ne raconte pas la mienne à la troisième personne, c'est que je me sens capable de rendre compte de moi-même, et d'être, sinon le héros principal, du moins un personnage actif dans les événements dont j'évoque le souvenir.
J'intitule ce petit drame du nom d'un lieu où ma vie s'est révélée et dénouée. Mon nom, à moi, c'est-à-dire le nom qu'on m'a choisi en naissant, est Adorno Salentini. Je ne sais pas pourquoi je ne me serais pas appelé Soavi, comme mon père. Peut-être que ce n'était pas non plus son nom. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il mourut sans savoir que j'existais. Ma mère, aussi vite épouvantée qu'éprise, lui avait caché les conséquences de leur liaison pour pouvoir la rompre plus entièrement.
Pour toutes les causes qui précèdent, me voyant et me sentant doublement orphelin dans la vie, j'étais tout accoutumé à ne compter que sur moi-même. Je pris des habitudes de discrétion et de réserve en raison des instincts de courage et de fierté que je cultivais en moi avec soin.
Deux ans après la mort de ma mère, c'est-à-dire à vingt-sept ans, j'étais déjà fort et libre au gré de mon ambition, car je gagnais un peu d'argent, et j'avais très-peu de besoins; j'arrivais à une certaine réputation sans avoir eu trop de protecteurs, à un certain talent sans trop craindre ni rechercher les conseils de personne, à une certaine satisfaction intérieure, car je me trouvais sur la route d'un progrès assuré, et je voyais assez clair dans mon avenir d'artiste. Tout ce qui me manquait encore, je le sentais couver en silence dans mon sein, et j'en attendais l'éclosion avec une joie secrète qui me soutenait, et une apparence de calme qui m'empêchait d'avoir des ennemis. Personne encore ne pressentait en moi un rival bien terrible; moi, je ne me sentais pas de rivaux funestes. Aucune gloire officielle ne me faisait peur. Je souriais intérieurement de voir des hommes, plus inquiets et plus pressés que moi, s'enivrer d'un succès précaire. Doux et facile à vivre, je pouvais constater en moi une force de patience dont je savais bien être incapables les natures violentes, emportées autour de moi comme des feuilles par le vent d'orage. Enfin j'offrais à l'oeil de celui qui voit tout, ce que je cachais au regard dangereux et trouble des hommes: le contraste d'un tempérament paisible avec une imagination vive et une volonté prompte.
A vingt-sept ans, je n'avais pas encore aimé, et certes ce n'était pas faute d'amour dans le sang et dans la tête; mais mon coeur ne s'était jamais donné. Je le reconnaissais si bien, que je rougissais d'un plaisir comme d'une faiblesse, et que je me reprochais presque ce qu'un autre e?t appelé ses bonnes fortunes. Pourquoi mon coeur se refusait-il à partager l'enivrement de ma jeunesse? Je l'ignore. Il n'est point d'homme qui puisse se définir au point de n'être pas, sous quelque rapport, un mystère pour lui-même. Je ne puis donc m'expliquer ma froideur intérieure que par induction. Peut-être ma volonté était-elle trop tendue vers le progrès dans mon art. Peut-être étais-je trop fier pour me
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