peu habile qu'elle ne pût viser à l'effet tout comme une autre, et
remplacer l'art par l'artifice, si elle daignait abaisser son âme et sa
science jusque-là? Que demain elle se lasse de passer inaperçue et
qu'elle veuille agir sur la fibre nerveuse de son auditoire par des cris,
elle éclipsera ses rivales, je n'en doute pas. Son organe, voilé d'habitude,
est précisément de ceux qui s'éclaircissent par un effort physique, et qui
vibrent puissamment quand le chanteur veut sacrifier le charme à
l'étonnement, la vérité à l'effet.
--Mais alors, convenez-en vous-même, que lui reste-t-il, si elle n'a ni le
courage et la volonté de produire l'effet par un certain artifice, ni la
santé de l'organe qui possède le charme naturel? Elle n'agit ni sur
l'imagination trompée, ni sur l'oreille satisfaite, cette pauvre fille! Elle
dit proprement ce qui est écrit dans son rôle; elle ne choque jamais, elle
ne dérange rien. Elle est musicienne, j'en conviens, et utile dans
l'ensemble; mais, seule, elle est nulle. Qu'elle entre, qu'elle sorte, le
théâtre est toujours vide quand elle le traverse de ses bouts de rôle et de
ses petites phrases perlées.
--Voilà ce que je nie, et, pour mon compte, je sens qu'elle remplit, non
pas seulement le théâtre de sa présence, mais qu'elle pénètre et anime
l'opéra de son intelligence. Je nie également que le défaut de plénitude
de son organe en exclue le charme. D'abord ce n'est pas une voix
malade, c'est une voix délicate, de même que la beauté de
mademoiselle Boccaferri n'est pas une beauté flétrie, mais une beauté
voilée. Cette beauté suave, cette voix douce, ne sont pas faites pour les
sens toujours un peu grossiers du public; mais l'artiste qui les comprend
devine des trésors de vérité sous cette expression contenue, où l'âme
tient plus encore qu'elle ne promet et ne s'épuise jamais, parce qu'elle
ne se prodigue point.
--Oh! mille et mille fois pardon, mon cher Salentini! s'écria la duchesse
en riant et en me tendant la main d'un air enjoué et affectueux: je ne
vous savais pas amoureux de la Boccaferri; si je m'en étais doutée, je ne
vous aurais pas contrarié en disant du mal d'elle. Vous ne m'en voulez
pas? vrai, je n'en savais rien!
Je regardai attentivement la duchesse. Qu'elle eût été sincère dans son
désintéressement, je redevenais amoureux; mais elle ne put soutenir
mon regard, et l'étincelle diabolique jaillit du sien à la dérobée.
--Madame, lui dis-je sans baiser sa main que je pressai faiblement, vous
n'aurez jamais à vous excuser d'une maladresse, et moi, je n'ai jamais
été amoureux de mademoiselle Boccaferri avant cette représentation,
où je viens de la comprendre pour la première fois.
--Et c'est moi qui vous ai aidé, sans doute, à faire cette découverte?
--Non, Madame, c'est Célio Floriani.
La duchesse frémit, et je continuai fort tranquillement:--C'est en voyant
combien ce jeune homme avait peu de conscience que j'ai senti le prix
de la conscience dans l'art lyrique, aussi clairement que je le sens dans
l'art de la peinture et dans tous les arts.
--Expliquez-moi cela, dit la duchesse affectant de reprendre parti pour
Célio. Je n'ai pas vu qu'il manquât de conscience, ce beau jeune homme;
il a manqué de bonheur, voilà tout.
--Il a manqué à ce qu'il y a de plus sacré, repris-je froidement; il a
manqué à l'amour et au respect de son art. Il a mérité que le public l'en
punit, quoique le public ait rarement de ces instincts de justice et de
fierté. Consolez-vous pourtant, Madame, son succès n'a tenu qu'à un fil,
et, en procédant par l'audace et le contentement de soi-même, un artiste
peut toujours être applaudi, faire des dupes, voire des victimes; mais
moi, qui vois très-clair et qui suis tout à fait impartial dans la question,
j'ai compris que l'absence de charme et de puissance de ce jeune
homme tenait à sa vanité, à son besoin d'être admiré, à son peu d'amour
pour l'oeuvre qu'il chantait, à son manque de respect pour l'esprit et les
traditions de son rôle. Il s'est nourri toute sa vie, j'en suis sûr, de l'idée
qu'il ne pouvait faillir et qu'il avait le don de s'imposer. Probablement
c'est un enfant gâté. Il est joli, intelligent, gracieux; sa mère a dû être
son esclave, et toutes les dames qu'il fréquente doivent l'enivrer de
voluptés. Celle de la louange est la plus mortelle de toutes. Aussi
s'est-il présenté devant le public comme une coquette effrontée qui
éclabousse le pauvre monde du haut de son équipage. Personne n'a pu
nier qu'il fût jeune, beau et brillant; mais on s'est mis à le haïr, parce
qu'on a senti dans son maintien quelque chose de la coquette. Oui,
coquette est le mot. Savez-vous ce que c'est qu'une coquette, madame
la duchesse?
--Je ne le sais pas,

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