Le château des Désertes | Page 9

George Sand
monsieur Salentini; mais vous, vous le savez, sans
doute?
--Une coquette, repris-je sans me laisser troubler par son air de dédain,
c'est une femme qui fait par vanité ce que la courtisane fait par cupidité;
c'est un être qui fait le fort pour cacher sa faiblesse, qui fait semblant de
tout mépriser pour secouer le poids du mépris public, qui essaie
d'écraser la foule pour faire oublier qu'elle s'abaisse et rampe devant
chacun en particulier; c'est un mélange d'audace et de lâcheté, de
bravade téméraire et de terreur secrète.... A Dieu ne plaise que
j'applique ce portrait dans toute sa rigueur à aucune personne de votre
connaissance! A Célio même, je ne le ferais pas sans restriction. Mais
je dis que la plupart des artistes qui cherchent le succès sans conscience
et sans recueillement sont un peu dans la voie de la courtisane sans le
savoir; ils feignent de mépriser le jugement d'autrui, et ils n'ont travaillé
toute leur vie qu'à l'obtenir favorable; ils ne sont si irrités de manquer
leur triomphe que parce que le triomphe a été leur unique mobile. S'ils

aimaient leur art pour lui-même, ils seraient plus calmes et ne feraient
pas dépendre leurs progrès d'un peu plus ou moins de blâme ou d'éloge.
Les courtisanes affectent de mépriser la vertu qu'elles envient. Les
artistes dont je parle affectent de se suffire à eux-mêmes, précisément
parce qu'ils se sentent mal avec eux-mêmes. Célio Floriani est le fils
d'une vraie, d'une grande artiste. Il n'a pas voulu suivre les traditions de
sa mère, il en est trop cruellement puni! Dieu veuille qu'il profite de la
leçon, qu'il ne se laisse point abattre, et qu'il se remette à l'étude sans
dégoût et sans colère! Voulez-vous que j'aille le trouver de votre part,
Madame, et que je l'invite à souper chez vous au sortir du spectacle? Il
doit avoir besoin de consolation, et ce serait généreux à vous de le
traiter d'autant mieux qu'il est plus malheureux. Nous voici au finale.
J'ai mes entrées sur le théâtre, j'y vais et je vous l'amène.
--Non, Salentini, répondit la duchesse. Je ne comptais point souper ce
soir, et, si vous voulez prolonger la veillée, vous allez venir prendre du
thé avec moi et le marquis... dont la somnolence opiniâtre nous laisse le
champ libre pour causer. Il me semble que nous avons beaucoup de
choses à nous dire... à propos de Célio Floriani précisément. Celui-ci
serait de trop dans notre entretien, pour moi comme pour vous.
Elle accompagna ces paroles d'un regard plein de langueur et de
passion, et se leva pour prendre mon bras; mais j'esquivai cet honneur
en me plaçant derrière son sigisbée. Cette femme, qui n'aimait les
jeunes talents que dans la prévision du succès, et qui les abandonnait si
lestement quand ils avaient échoué en public, me devenait odieuse tout
d'un coup; elle me faisait l'effet de ces enfants méchants et stupides qui
poursuivent le ver luisant dans les herbes, qui le saisissent, le
réchauffent et l'admirent tant que le phosphore l'illumine, puis
l'écrasent quand le toucher de leur main indiscrète l'a privé de sa
lumière. Parfois ils le torturent pour le ranimer, mais le pauvre insecte
s'éteint de plus en plus. Alors on le tue: il ne jette plus d'éclat, il ne
brille plus, il n'est plus bon à rien. «Pauvre Célio! pensais-je, qu'as-tu
fait de ton phosphore? Rentre dans la terre, ou crains qu'on ne marche
sur toi.... Mais à coup sûr ce n'est pas moi qui profiterai du tête-à-tête
qu'on t'avait ménagé pour cette nuit en cas d'ovation. J'ai encore un peu
de phosphore, et je veux le garder.»

--Eh bien, dit la duchesse d'un ton impérieux, vous ne venez pas?
--Pardon, Madame, répondis-je, je veux aller saluer mademoiselle
Boccaferri dans sa loge. Elle n'a pas eu plus de succès ce soir que les
autres fois, et elle n'en chantera pas moins bien demain. J'aime
beaucoup à porter le tribut de mon admiration aux talents ignorés ou
méconnus qui restent eux-mêmes et se consolent de l'indifférence de la
foule par la sympathie de leurs amis et la conscience de leur force. Si je
rencontre Célio Floriani, je veux faire connaissance avec lui. Me
permettez-vous de me recommander de Votre Seigneurie? Nous
sommes tous deux vos protégés.
La duchesse brisa son éventail et sortit sans me répondre. Je sentis que
sa souffrance me faisait mal; mais c'était le dernier tressaillement de
mon coeur pour elle. Je m'élançai dans les couloirs qui menaient au
théâtre, résolu, en effet, à porter mon hommage à Cécilia Boccaferri.

III.
CÉCILIA.
Mais il était écrit au livre de ma destinée que je retrouverais Célio sur
mon chemin. J'approche de la loge de Cécilia, je frappe, on vient
m'ouvrir: au lieu du visage doux et mélancolique de la cantatrice, c'est
la figure
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