Le château des Désertes | Page 7

George Sand
est un prophète ou un charlatan.» Célio ne chanta pourtant
pas mal, la voix ne lui manqua pas; mais il voulut peut-être aider son
effet par un jeu trop accusé: eut-il un geste faux, une intonation
douteuse, une attitude ridicule? Je n'en sais rien. Je regardai la duchesse
prête à s'évanouir, lorsqu'un froid sinistre plana sur toutes les têtes, un
sourire sépulcral effleura tous les visages. L'air fini, quelques amis
essayèrent d'applaudir; deux on trois chut discrets, contre lesquels
personne n'osa protester, firent tout rentrer dans le silence. Le fiasco
était consommé.
La duchesse était pâle comme la mort; mais ce fut l'affaire d'un instant.
Reprenant l'empire d'elle-même avec une merveilleuse dextérité, elle se
tourna vers moi, et me dit en souriant, en affrontant mon regard comme
si rien n'était changé entre nous:--Allons, c'est trois ans d'étude qu'il
faut encore à ce chanteur-là! Le théâtre est un autre lieu d'épreuve que
l'auditoire bienveillant de la vie privée. J'aurais pourtant cru qu'il s'en
serait mieux tiré. Pauvre Floriani, comme elle eùt souffert si cela se fût
passé de son vivant! Mais qu'avez-vous donc, monsieur Salentini? On
dirait que vous avez pris tant d'intérêt à ce début, que vous vous sentez
consterné de la chute?
--Je n'y songeais pas, Madame, répondis-je; je regardais et j'écoutais
mademoiselle Boccaferri, qui vient de dire admirablement bien une
toute petite phrase fort simple.
--Ah! bah! vous écoutez la Boccaferri, vous? Je ne lui fais pas tant
d'honneur. Je n'ai jamais su ce qu'elle disait mal ou bien.
--Je ne vous crois pas, Madame; vous êtes trop bonne musicienne et
trop artiste pour n'avoir pas mille fois remarqué qu'elle chante comme
un ange.

--Rien que cela! A qui en avez-vous, Salentini? Est-ce vraiment de la
Boccaferri que vous me parlez? J'ai mal entendu, sans doute.
--Vous avez fort bien entendu, Madame; Cecilia Boccaferri est une
personne accomplie et une artiste du plus grand mérite. C'est votre
doute à cet égard qui m'étonne.
--Oui-da! vous êtes facétieux aujourd'hui, reprit la duchesse sans se
déconcerter.
Elle était charmée de me supposer du dépit; elle était loin de croire que
je fusse parfaitement calme et détaché d'elle, ou au moment de l'être.
--Non, Madame, repris-je, je ne plaisante pas. J'ai toujours fait grand
cas des talents qui se respectent et qui se tiennent, sans aigreur, sans
dégoût et sans folle ambition, à la place que le jugement public leur
assigne. La signora Boccaferri est un de ces talents purs et modestes qui
n'ont pas besoin de bruit et de couronnes pour se maintenir dans la
bonne voie. Son organe manque d'éclat, mais son chant ne manque
jamais d'ampleur. Ce timbre, un peu voilé, a un charme qui me pénètre.
Beaucoup de prime donne fort en vogue n'ont pas plus de plénitude ou
de fraîcheur dans le gosier; il en est même qui n'en ont plus du tout.
Elles appellent alors à leur aide l'artifice au lieu de l'art, c'est-à-dire le
mensonge. Elles se créent une voix factice, une méthode personnelle,
qui consiste à sauver toutes les parties défectueuses de leur registre
pour ne faire valoir que certaines notes criées, chevrotées, sanglotées,
étouffées, qu'elles ont à leur service. Cette méthode, prétendue
dramatique et savante, n'est qu'un misérable tour de gibecière, un
escamotage maladroit, une fourberie dont les ignorants sont seuls dupes;
mais, à coup sûr, ce n'est plus là du chant, ce n'est plus de la musique.
Que deviennent l'intention du maître, le sens de la mélodie, le génie du
rôle, lorsqu'au lieu d'une déclamation naturelle, et qui n'est
vraisemblable et pathétique qu'à la condition d'avoir des nuances
alternatives de calme et de passion, d'abattement et d'emportement, la
cantatrice, incapable de rien dire et de rien chanter, crie, soupire et
larmoie son rôle d'un bout à l'autre? D'ailleurs, quelle couleur, quelle
physionomie, quel sens peut avoir un chant écrit pour la voix, quand, à
la place d'une voix humaine et vivante, le virtuose épuisé, met un cri,

un grincement, une suffocation perpétuels? Autant vaut chanter Mozart
avec la pratique de Pulcinella sur la langue; autant vaut assister aux
hurlements de l'épilepsie. Ce n'est pas davantage de l'art, c'est de la
réalité plus positive.
--Bravo, monsieur le peintre! dit la duchesse avec un sourire malin et
caressant; je ne vous savais pas si docte et si subtil en fait de musique!
Pourquoi est-ce la première fois que vous en parlez si bien? J'aurais
toujours été de votre avis... en théorie, car vous faites une mauvaise
application en ce moment. La pauvre Boccaferri a précisément une de
ces voix usées et flétries qui ne peuvent plus chanter.
--Et pourtant, repris-je avec fermeté, elle chante toujours, elle ne fait
que chanter; elle ne crie et ne suffoque jamais, et c'est pour cela que le
public frivole ne fait point d'attention à elle. Croyez-vous qu'elle soit si
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