Le capitaine Paul | Page 5

Alexandre Dumas, père
sans faire une seule
observation, tout le monde fut à la besogne: l'ancre fut levée et le
bâtiment, tournant lentement son beaupré vers le cap Pelore, commença
de se mouvoir sous l'effort de quatre avirons; quant aux voiles, il n'y
fallait pas songer, pas un souffle de vent ne traversait l'espace...
«Comme cette disposition atmosphérique me portait naturellement au
sommeil, et que j'avais si longtemps vu et si souvent revu le double
rivage de la Sicile et de la Calabre, que je n'avais plus grande curiosité
pour l'un ni pour l'autre, je laissai Jadin fumant sa pipe sur le pont, et
j'allai me coucher.
«Je dormais depuis trois ou quatre heures, à peu près, et, tout en
dormant, je sentais instinctivement qu'il se passait autour de moi
quelque chose d'étrange, lorsque, enfin, je fus complètement réveillé
par le bruit des matelots courant au-dessus de ma tête, et par le cri bien
connu de Burrasca!
«Burrasca! J'essayai de me mettre sur mes genoux, ce qui ne me fut pas
chose facile, relativement au mouvement d'oscillation imprimé au
bâtiment; mais enfin j'y parvins, et, curieux de savoir ce qui se passait,
je me traînai jusqu'à la porte de derrière de la cabine, qui donnait sur
l'espace réservé au pilote. Je fus bientôt au fait: au moment où je
l'ouvrais, une vague, qui demandait à entrer juste au moment où je
voulais sortir, m'atteignit en pleine poitrine, et m'envoya à trois pas en
arrière, couvert d'eau et d'écume. Je me relevai; mais il y avait
inondation complète dans la cabine. J'appelai Jadin pour qu'il m'aidât à
sauver nos lits du déluge.
«Jadin accourut, accompagné du mousse, qui portai une lanterne, tandis
que Nunzio, qui avait l'oeil à tout, tirait à lui la porte de la cabine, afin
qu'une seconde vague ne submergeât point tout à fait notre
établissement. Nous roulâmes aussitôt nos matelas, qui heureusement,
étant de cuir, n'avaient pas eu le temps de s'imbiber. Nous les plaçâmes
sur des tréteaux, afin qu'ils planassent au-dessus des eaux comme
l'Esprit du Seigneur; nous suspendîmes nos draps et nos couvertures

aux portemanteaux qui garnissaient les parois intérieures de notre
chambre à coucher; puis, laissant à notre mousse le soin d'éponger les
deux pouces de liquide dans lesquels nous barbotions, nous gagnâmes
le pont.
«Le vent s'était levé, comme avait dit le pilote, et à l'heure qu'il avait
dite; et, selon sa prédiction encore, ce vent nous était tout à fait
contraire.
Néanmoins, comme nous étions parvenus à sortir du détroit, nous
étions plus à l'aise, et nous courions des bordées dans l'espérance de
gagner un peu de chemin; mais il résultait de cette manoeuvre que les
vagues nous battaient en plein travers, et que, de temps en temps, le
bâtiment s'inclinait tellement, que le bout de nos vergues trempait dans
la mer...
«Nous nous obstinâmes ainsi pendant trois ou quatre heures, et,
pendant ces trois ou quatre heures, nos matelots, il faut le dire,
n'élevèrent pas une récrimination contre la volonté qui les mettait aux
prises avec l'impossibilité même. Enfin, au bout de ce temps, je
demandai combien nous avions fait de chemin depuis que nous
courions des bordées, et il y avait de cela cinq ou six heures. Le pilote
nous répondit tranquillement que nous avions fait demi-lieue. Je
m'informai alors combien de temps pourrait durer la bourrasque, et
j'appris que, selon toute probabilité, nous en aurions pour trente-six ou
quarante heures. En supposant que nous continuassions à conserver sur
le vent et la mer le même avantage, nous pouvions faire à peu près huit
lieues en deux jours. Le gain ne valait pas la fatigue, et je prévins le
capitaine que, s'il voulait rentrer dans le détroit, nous renoncions
momentanément à aller plus loin.
«Cette intention pacifique était à peine formulée par moi que, transmise
immédiatement à Nunzio, elle fut à l'instant même connue de tout
l'équipage. Le speronare tourna sur lui-même comme par
enchantement; la voile latine et la voile de foc se déployèrent dans
l'ombre, et le petit bâtiment, tout tremblant encore de sa lutte, partit
vent arrière avec la rapidité d'un cheval de course. Dix minutes après, le
mousse vint nous dire que, si nous voulions rentrer dans notre cabine,

elle était parfaitement séchée, et que nous y retrouverions nos lits, qui
nous attendaient dans le meilleur état possible. Nous ne nous le fîmes
pas redire à deux fois, et, tranquilles désormais sur la bourrasque,
devant laquelle nous marchions en courrier, nous nous endormîmes au
bout de quelques instants.
«Nous nous réveillâmes à l'ancre, juste à l'endroit d'où nous étions
partis la veille; il ne tenait qu'à nous de croire que nous n'avions pas
bougé de place, mais que seulement nous avions eu un sommeil un peu
agité.
«Comme la prédiction de Nunzio s'était réalisée de point en point, nous
nous approchâmes
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 81
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.