ce
soir-là même, dans le vide laissé au milieu de ma pensée par cette
figure blanche et voilée, par cette Norma fugitive, -- comment, dans ce
vide, retrouvai-je en le sondant, -- au lieu de l'arbre en fleur déraciné, --
comment retrouvai-je ce fruit qui devait tomber quand il serait mûr, le
Capitaine Paul?
Oh! cette fois, son heure était bien venue, je sentis, à la façon dont le
drame s'emparait de ma pensée, qu'il ne lui laisserait plus de relâche
qu'il n'eût vu le jour, et je m'abandonnai à ce charme amer de la
gestation...
Ah! voilà ce que les artistes seuls peuvent dire, c'est tout ce qu'il y a de
charme, lorsque, poète ou peintre, on voit sa pensée revêtir une forme,
et le rêve peu à peu prendre la consistance de la réalité.
Voyez-vous le soleil qui se lève derrière une chaîne des Alpes ou des
Pyrénées? D'abord, c'est une lueur rose, à peine visible, s'infiltrant dans
l'atmosphère grisâtre du matin, qu'elle colore d'une imperceptible teinte,
et sur laquelle se découpe la silhouette dentelée et gigantesque des
montagnes.
Peu à peu, cette teinte grandit, les sommets les plus élevés se colorent;
vous les voyez, flamboyants, dominer les autres comme des volcans,
puis des rayons s'élancent dans les cieux, pareils à autant de fusées d'or;
les pics inférieurs commencent à participer à cette lumière, qui monte si
rapidement que les anciens représentaient le soleil apparaissant aux
portes de l'Orient, sur un char traîné par quatre chevaux fougueux;
l'océan de flammes submerge ces sommets qui semblaient vouloir
l'arrêter comme une digue.
Enfin, voici le jour: marée ruisselante, qui s'épanche par torrents aux
flancs de la chaîne sombre, et qui peu à peu pénètre et illumine jusqu'à
la mystérieuse profondeur des vallées où l'on aurait cru que jamais ne
pénétrerait un rayon de lumière.
C'est ainsi que, s'éclaire et se dessine l'oeuvre dans le cerveau du poète.
Quand j'arrivai à Messine, mon drame du Capitaine Paul était fait; il ne
me restait plus qu'à l'écrire.
Je comptais l'écrire à Naples; car j'étais en retard. La Sicile m'avait
retenu comme une de ces îles magiques dont parle le vieil Homère.
Que nous fallait-il pour regagner la ville des délices -- la ville qu'il faut
voir avant de mourir? -- Trois jours et un bon vent.
Je donnai l'ordre au capitaine d'appareiller le lendemain matin, et de
mettre le cap droit sur Naples.
Le capitaine consulta le vent, regarda le nord, échangea quelques mots
à voix basse avec le pilote, et répondit:
-- On fera ce que l'on pourra, Excellence.
-- Comment! on fera ce que l'on pourra, cher ami? Il me semble qu'il y
a là-dessous un sens caché.
-- Dame! fit le capitaine.
-- Voyons, voyons, expliquons-nous tout de suite.
-- Oh! l'explication sera courte, Excellence.
-- Abordons-la franchement, alors.
-- Eh bien, le vieux ainsi qu'on appelait le pilote -- le vieux dit que le
temps va changer et que nous aurons le vent contraire pour sortir du
détroit.
Nous étions à l'ancre, en face de San-Giovanni.
-- Ah! diable! fis-je, le temps va changer, et nous aurons le vent
contraire; est-ce bien sûr, capitaine?
-- C'est bien sûr, oui, Excellence.
-- Et, lorsque ce vent souffle, capitaine, a-t-il la mauvaise habitude de
souffler longtemps?
-- Plus ou moins.
-- Quel est son moins?
-- Trois ou quatre jours.
-- Et son plus?
-- Huit ou dix.
-- Et, quand il souffle, impossible de sortir du détroit?
-- Impossible.
-- Et à quelle heure le vent soufflera-t-il?
-- Eh! vieux? dit le capitaine.
-- Présent! dit Nunzio en se levant derrière la cabine.
-- Son Excellence demande pour quelle heure le vent?
Nunzio se retourna, consulta jusqu'au plus petit nuage du ciel, et, se
retournant vers nous:
-- Capitaine, dit-il, ce sera pour ce soir entre huit et neuf heures, un
instant après que le soleil sera couché.
-- Ce sera pour ce soir, entre huit et neuf, un instant après que le soleil
sera couché, répéta le capitaine avec la même assurance que si c'eût été
Mathieu Laensberg ou Nostradamus qui lui eût répondu.
-- Mais alors, demandai-je au capitaine, ne pourrait-on sortir tout de
suite? Nous nous trouverions alors en pleine mer, et pourvu que nous
arrivions au Pizzo, c'est tout ce que je demande...
-- Si vous le voulez absolument, répondit le pilote, on tachera.
-- Eh bien, mon cher Nunzio tâchez donc, alors.
-- Allons, allons, dit le capitaine, on part... Chacun son poste!
Empruntons à mon journal de voyage les détails qui vont suivre; il y a
tantôt vingt ans que les choses racontées à cette heure par moi se sont
passées. J'aurais oublié peut-être; mon journal, au contraire, a une
mémoire inflexible et se souvient du plus petit détail:
«En un instant, sur l'ordre du capitaine et
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