Le capitaine Paul | Page 3

Alexandre Dumas, père
me disais:
-- Il est cependant l'heure que cette eau jaillisse au dehors et se répande
en cascade ou en ruisseau, en torrent ou en lac, à la vivifiante ardeur du
soleil.
Seulement, sous quelle forme se répandrait-elle?
Sous la forme du drame, ou sous celle du roman?
À cette époque, vers 1831 et 1832, toute production se présentait à mon
esprit sous la forme du drame.
Aussi, à chaque instant, me disais-je:
-- Il faut pourtant que je fasse un drame de Paul John.
Et 1832, 1833, 1834 s'écoulèrent sans que les masses primitives de ce
drame se détachassent assez clairement dans mon esprit, pour que mon
esprit abandonnât ses autres rêves et s'attachât à celui- là.
Et je me disais:
-- Attendons; il viendra un instant où le fruit sera mûr pour la vie, et il
se détachera lui-même de la branche.
Deuxième phase. -- Création.
C'était vers le mois d'octobre 1835.
Le paysage avait bien changé. Ce n'étaient plus les côtes de Bretagne

aux rudes falaises; ce n'était plus la poupe rugueuse de l'Europe battue
par les flots de la mer sauvage; ce n'étaient plus les oiseaux gris des
tempêtes se jouant à la lueur de l'éclair, au sifflement du vent, au milieu
de l'embrun des vagues se brisant sur les rochers.
Non, c'était la mer de Sicile, calme comme un miroir; c'était, à notre
droite, Palerme, couchée au pied du monte Pellegrino, ombragée à sa
tête par les orangers de Montreale, à ses pieds par les palmiers de la
Bagheria; c'était, à notre gauche, Alicadi, se levant du sein -- je ne dirai
pas des flots, les flots supposent un certain mouvement de la mer, et la
mer était immobile comme un lac d'argent fondu; -- c'était Alicadi, se
dessinant, pareil à une pyramide sombre, entre l'azur du ciel et l'azur
d'Amphitrite; c'était enfin, bien loin devant nous, élevant sa tête
au-dessus des îles volcaniques, débris du royaume d'Éole, c'était
Stromboli, secouant au vent du soir son panache de fumée, et dont la
base, se colorant de temps en temps d'une lueur rougeâtre, indiquait
qu'au milieu de l'obscurité cette colonne de fumée reposerait sur une
base de flammes.
Je venais de quitter Palerme, où j'avais passé un des mois les plus
heureux de ma vie. Une barque, à l'arrière de laquelle une figure,
debout, blanche et couronnée de verveine comme la Norma antique,
m'envoyait ses derniers signaux, rayait de son sillage la nappe brillante,
et s'amoindrissait à l'horizon, emportée par ses quatre rames, qui, de
loin, semblaient les pattes d'un gigantesque scarabée, égratignant, la
surface de la mer.
Mes yeux et mon coeur suivaient la barque.
Elle disparut. Je poussai un soupir. Et cependant j'étais loin de me
douter que je ne revoie jamais celle qui venait de me quitter.
J'entendis auprès de moi comme une prière, où étais-je, et qui faisait
cette prière?
J'étais au milieu d'un équipage sicilien, sur le speronare la Madonna
del piè della Grotta. Cette prière, c'était l'Ave Maria que disait le fils du
capitaine Arena, enfant de neuf ans, que notre pilote Nunzio maintenait

debout sur le toit de notre cabine.
De là, il parlait à la mer, aux vents, aux nuages, à Dieu!
Cette heure de l'Ave Maria était l'heure poétique de la journée. Même
lorsque rien ne venait ajouter à la mélancolie du crépuscule, c'était
l'heure où nous rêvions sans penser, l'heure où le souvenir du pays
éloigné et des amis absents revenait à la mémoire, pareils à ces nuages
qui simulent tantôt des montagnes, tantôt des lacs, tantôt des formes
humaines, qui glissent doucement sur un ciel d'azur et qui changent
d'aspect, se composant, se décomposant, et se recomposant vingt fois
en un instant; les heures glissaient alors sans que l'on sentit le toucher
de leurs ailes sans qu'on entendît le bruit de leur vol. Puis la nuit
arrivait, -- si toutefois on peut appeler la nuit l'absence du jour, -- la
nuit arrivait allumant une à une les étoiles dans l'orient assombri, tandis
que l'occident, éteignant peu à peu le soleil, roulait des flots d'or et
passait par toutes les couleurs du prisme, depuis le pourpre ardent
jusqu'au vert clair. Alors il s'élevait de l'eau comme un harmonieux
murmure: les poissons s'élançaient hors de la mer, pareils à des éclairs
d'argent, le pilote quittait le gouvernail, comme si le gouvernail n'avait
plus besoin d'autre main que celle de Dieu; on hissait le fils du
capitaine sur le toit de la cabine, et l'Ave Maria commençait à l'instant
même où finissait le dernier rayon du jour.
C'était cette scène, chaque jour renouvelée et où, chaque jour, mon âme
s'imprégnait d'une mélancolie nouvelle, que je venais de voir se
reproduire dans des conditions qui la faisaient, pour moi, plus
impressionnante que jamais.
Maintenant, par quel mystère de l'organisme humain, comment,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 81
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.