d'égoïsme; mais, comme il n'avait pas pour son camarade le même
respect que pour l'étrangère, il sauta vivement de la chaise où il était
prudemment resté pendant la scène que nous venons de décrire, et,
saisissant d'une main, par sa chevelure verte, la carotte que Tom tenait
par la racine, il se raidit de toutes ses forces, grimaçant, jurant, claquant
des dents, tandis que, de la patte qui lui restait libre, il allongeait force
soufflets sur le nez de son pacifique antagoniste, qui, sans riposter,
mais aussi sans lâcher l'objet en litige, se contentait de coucher ses
oreilles sur son cou, de fermer ses petits yeux noirs chaque fois que la
main agile de Jacques se mettait en contact avec sa grosse figure; enfin
la victoire resta, comme la chose arrive ordinairement, non pas au plus
fort, mais au plus effronté. Tom desserra les dents, et Jacques,
possesseur de la bienheureuse carotte, s'élança sur une échelle,
emportant le prix du combat, qu'il alla cacher derrière un plâtre de
Malagutti, sur un rayon fixé à six pieds de terre; cette opération finie, il
descendit plus tranquillement, certain qu'il n'y avait ni ours ni tortue
capables de l'aller dénicher là.
Arrivé au dernier échelon, et lorsqu'il s'agit de remettre pied à terre, il
s'arrêta prudemment, et, jetant les yeux sur Gazelle, qu'il avait oubliée
dans la chaleur de sa dispute avec Tom, il s'aperçut qu'elle se trouvait
dans une position qui n'était rien moins qu'offensive.
En effet, Tom, au lieu de la replacer avec soin dans la situation où il
l'avait prise, l'avait, comme nous l'avons dit, négligemment laissée
tomber à tout hasard, de sorte qu'en reprenant ses sens, la malheureuse
bête, au lieu de se retrouver dans sa situation normale, c'est-à-dire sur le
ventre, s'était retrouvée sur le dos, position, comme chacun le sait,
antipathique au suprême degré à tout individu faisant partie de la race
des chéloniens.
Il fut facile de voir à l'expression de confiance avec laquelle Jacques
s'approcha de Gazelle, qu'il avait jugé au premier abord que son
accident la mettait hors d'état de faire aucune défense. Cependant,
arrivé à un demi-pied du monstrum horrendum, il s'arrêta un instant,
regarda dans l'ouverture tournée de son côté, et se mit, sous un air de
négligence apparente, à en faire le tour avec précaution, l'examinant à
peu près comme un général fait d'une ville qu'il veut assiéger. Cette
reconnaissance achevée, il allongea la main doucement, toucha du bout
du doigt l'extrémité de l'écaille; puis aussitôt, se rejetant lestement en
arrière, il se mit, sans perdre de vue l'objet qui le préoccupait, à danser
joyeusement sur ses pieds et ses mains, accompagnant ce mouvement
d'une espèce de chant de victoire qui lui était habituel toutes les fois
que, par une difficulté vaincue ou un péril affronté, il croyait avoir à se
féliciter de son habileté ou de son courage.
Cependant cette danse et ce chant s'interrompirent soudainement; une
idée nouvelle traversa le cerveau de Jacques, et parut absorber toutes
ses facultés pensantes. Il regarda attentivement la tortue, à laquelle sa
main, en la touchant, avait imprimé un mouvement d'oscillation que
rendait plus prolongé la forme sphérique de son écaille, s'en approcha,
marchant de côté comme un crabe; puis, arrivé près d'elle, se leva sur
ses pieds de derrière, l'enjamba comme fait un cavalier de son cheval,
la regarda un instant se mouvoir entre ses deux jambes; enfin,
complètement rassuré, à ce qu'il paraît, par l'examen approfondi qu'il
venait d'en faire, il s'assit sur ce siège mobile, et lui imprimant, sans
cependant que ses pieds quittassent la terre, un mouvement rapide
d'oscillation, il se balança joyeusement, se grattant le côté et clignant
les yeux, gestes qui, pour ceux qui le connaissent, étaient l'expression
d'une joie indéfinissable.
Tout à coup Jacques poussa un cri perçant, fit un bond perpendiculaire
de trois pieds, retomba sur les reins, et s'élançant sur son échelle, alla se
réfugier derrière la tête de Malagutti. Cette révolution était causée par
Gazelle, qui, fatiguée d'un jeu dans lequel le plaisir n'était évidemment
pas pour elle, avait enfin donné signe de vie en éraflant de ses pattes
froides et aiguës les cuisses pelées de Jacques Ier, qui fut d'autant plus
bouleversé de cette agression, qu'il ne s'attendait à rien moins qu'une
attaque de ce côté.
En ce moment, un acheteur entra, et Decamps me fit signe qu'il désirait
rester seul. Je pris mon chapeau et ma canne, et m'éloignai.
J'étais sur le palier, lorsque Decamps me rappela.
--À propos, me dit-il, venez donc demain passer la soirée avec nous.
--Que faites-vous donc demain?
--Nous avons souper et lecture.
--Bah!
--Oui, mademoiselle Camargo doit manger un cent de mouches, et
Jadin lire un manuscrit.
Chapitre III
Comment mademoiselle Camargo tomba en la possession de M.
Decamps.
Malgré l'invitation verbale que Decamps m'avait faite, je reçus
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