Le capitaine Pamphile | Page 4

Alexandre Dumas, père

«Cette tortue d'eau douce, testudo aquarum dulcium c'était bien cela,
aime surtout les marais et les eaux dormantes; lorsqu'elle est dans une
rivière ou dans un étang, alors elle attaque tous les poissons
indistinctement, même les plus gros: elle les mord sous le ventre, les y
blesse fortement, et, lorsqu'ils sont épuisés par la perte du sang, elle les
dévore avec la plus grande avidité et ne laisse guère que les arêtes, la
tête des poissons, et même leur vessie natatoire, qui remonte
quelquefois à la surface de l'eau.»
--Diable! diable! dis-je; le restaurateur a pour lui M. de Buffon: ce qu'il
dit pourrait bien être vrai.
J'étais en train de méditer sur la probabilité de l'accident, lorsque
Joseph rentra, tenant l'accusée d'une main et les balances de l'autre.
--Voyez-vous, me dit Joseph, ça mange beaucoup, ces sortes d'animaux,
pour entretenir leurs forces, et du poisson surtout, parce que c'est très
nourrissant; est-ce que vous croyez que, sans cela, ça pourrait porter

une voiture?... Voyez, dans les ports de mer, comme les matelots sont
robustes; c'est parce qu'ils ne mangent que du poisson.
J'interrompis Joseph.
--Combien pesait la tanche?
--Trois livres: c'est neuf francs que le garçon réclame.
--Et Gazelle l'a mangée tout entière?
--Oh! elle n'a laissé que l'arête, la tête et la vessie.
--C'est bien cela! M. de Buffon est un grand naturaliste. Cependant,
continuai-je à demi-voix, trois livres... cela me parait fort.
Je mis Gazelle dans la balance; elle ne pesait que deux livres et demie
avec sa carapace.
Il résultait de cette expérience, non point que Gazelle fût innocente du
fait dont elle était accusée, mais qu'elle devait avoir commis le crime
sur un cétacé d'un plus médiocre volume.
Il paraît que ce fut aussi l'avis du garçon; car il parut fort content de
l'indemnité de cinq francs que je lui donnai.
L'aventure des limaçons et l'accident de la tanche me rendirent moins
enthousiaste de ma nouvelle acquisition; et, comme le hasard fit que je
rencontrai, le même jour, un de mes amis, homme original et peintre de
génie, qui faisait à cette époque une ménagerie de son atelier, je le
prévins que j'augmenterais le lendemain sa collection d'un nouveau
sujet, appartenant à l'estimable catégorie des chéloniens, ce qui parut le
réjouir beaucoup.
Gazelle coucha cette nuit dans ma chambre, où tout se passa fort
tranquillement, vu l'absence des escargots.
Le lendemain, Joseph entra chez moi, comme d'habitude, roula le tapis
de pied de mon lit, ouvrit la fenêtre, et se mit à le secouer pour en

extraire la poussière; mais tout à coup il poussa un grand cri et se
pencha hors de la fenêtre comme s'il eût voulu se précipiter.
--Qu'y a-t-il donc, Joseph? dis-je à moitié éveillé.
--Ah! monsieur, il y a que votre tortue était couchée sur le tapis, je ne
l'ai pas vue...
--Et...?
--Et, ma foi! sans le faire exprès, je l'ai secouée par la fenêtre.
--Imbécile!...
Je sautai à bas de mon lit.
--Tiens! dit Joseph, dont la figure et la voix reprenaient une expression
de sérénité tout à fait rassurante, tiens! elle mange un chou!
En effet, la bête, qui avait rentré par instinct tout son corps dans sa
cuirasse, était tombée par hasard sur un tas d'écailles d'huîtres, dont la
mobilité avait amorti le coup, et, trouvant à sa portée un légume à sa
convenance, elle avait sorti tout doucement la tête hors de sa carapace,
et s'occupait de son déjeuner aussi tranquillement que si elle ne venait
pas de tomber d'un troisième étage.
--Je vous le disais bien, monsieur! répétait Joseph dans la joie de son
âme, je vous le disais bien, qu'à ces animaux rien ne leur faisait. Eh
bien, pendant qu'elle mange, voyez-vous, une voiture passerait dessus...
--N'importe, descendez vite et allez me la chercher.
Joseph obéit. Pendant ce temps, je m'habillai, occupation que j'eus
terminée avant que Joseph reparût; je descendis donc à sa rencontre et
le trouvai pérorant au milieu d'un cercle de curieux, auxquels il
expliquait l'événement qui venait d'arriver.
Je lui pris Gazelle des mains, sautai dans un cabriolet, qui me descendit
faubourg Saint-Denis, n° 109; je montai cinq étages, et j'entrai dans

l'atelier de mon ami, qui était en train de peindre.
Il y avait autour de lui un ours couché sur le dos, et jouant avec une
bûche; un singe assis sur une chaise et arrachant, les uns après les
autres, les poils d'un pinceau; et, dans un bocal, une grenouille
accroupie sur la troisième traverse d'une petite échelle, à l'aide de
laquelle elle pouvait monter jusqu'à la surface de l'eau.
Mon ami s'appelait Decamps, l'ours Tom, le singe Jacques Ier, et la
grenouille mademoiselle Camargo.

Chapitre II
Comment Jacques Ier voua une haine féroce à Tom, et cela à propos
d'une carotte.
Mon entrée fit révolution.
Decamps leva les
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