Le calendrier de Vénus | Page 5

Octave Uzanne
silhouette, et cependant, Messieurs, j'ai cru
remarquer des reproches analogues, lorsque, ainsi équipé, je passe
parmi le brouhaha des foules. J'ai pu m'apercevoir que l'oeil béat des
simples me regardait singulièrement, pendant que des esprits forts
esquissaient,--non pas un sourire que j'aurais clos à l'instant,--mais
une sorte de papillotage de l'oeil qui indique la surprise mariée au
blâme très légitimement.--Dans ces courses à travers la ville,
Messieurs, je suis aussi simplement attifé que ma prose dans mes écrits,
ma personne et mon style me reflètent, aussi bien quand je compose,
qu'à ces instants où, seul et sans souci je marche dans le dédain des
inconnus, l'esprit en avant-garde de mon corps.
Il me serait facile de démontrer plus amplement le non-sens de ces
reproches, je pourrais même dire ici ce que je pense des précieuses et
des sacrificateurs de leur temple, mais ceci nous entraînerait bien loin:
je me réserve de vous soumettre à ce sujet un travail séparé qui fera
bonne justice des sottises qu'on débite journellement sur les habitués de
l'Hôtel de Rambouillet, mais je n'oublierai pas, Messieurs, que dans
notre civilisation actuelle, et à l'heure présente, je ne suis pas le seul
précieux, et que chacun se plaît à reconnaître que le temps que vous me
consacrez l'est infiniment plus que moi.

Vous penserez bien que je ne suis pas semblable à ces orateurs dont la
facilité de parler ne provient que d'une impuissance de se taire; et vous
me permettrez d'arriver maintenant ma seconde riposte, c'est-à-dire au
néologisme dont mes excellents critiques me blâment si tendrement de
faire un usage abusif.
Je suis de ceux qui croient que l'expression rajeunit la pensée, non pas
qu'il faille chercher à raviver les choses déjà exprimées, mais au
contraire, dans ce sens, qu'un écrivain doit mouler ses pensées dans sa
personnalité et les émettre fraîches écloses, avec l'assurance qu'un
autre a pu concevoir d'une manière analogue, sans accoucher sous une
forme identique.--Il y a donc néologismes et néologismes, comme il y a
fagots et fagots: les uns sont importés dans la langue pour interpréter
les idées nouvelles, les autres ne sont que des pléonasmes de termes
anciens qu'il est inutile de refondre dans une matrice moderne.
On peut m'accuser d'enfanter les premiers, mais je ferais volontiers la
gageure qu'aucun de mes écrits ne contient le plus mince des seconds,
car j'étymologise plus que je ne néologie, et je ne me montrerai jamais
ni assez boutadeux, ni assez mauvais grand-prêtre de la langue, pour
me permettre la fantaisie de baptiser les pauvres petits bâtards des
piètres écrivassiers d'aujourd'hui.
Je professe l'opinion d'un grammairien logique et indépendant, à
savoir que le français récent sans la langue ancienne est un arbre sans
racines, et je dévore chaque jour les racines de cet arbre géant,
Messieurs; je m'en repais comme un Anachorète, je les recherche, et
les trouve dans Richelet, dans Ménage, dans Furetière, dans
Saint-Evremont, dans J. Leroux et dans Langlet-Dufresnoy, sans
espérer les découvrir dans les dictionnaires châtrés de nos Académies
patentées. Je les savoure surtout, ces racines profondes de notre terroir,
dans le sage et bon Montaigne, dans Rabelais, le grand néologue, dans
les auteurs et les poètes satyriques du seizième siècle, dans les
épistoliers du dix-septième, dans Molière, dans Balzac ou dans
Saumaise, et jusque dans Diderot, Saint-Simon et Voltaire, ce
merveilleux écrivain qui a peut-être encore plus ressuscité de mots qu'il
n'en a inventés.

La beauté et le pittoresque de notre langue est dans sa tradition; son
sang le plus coloré, son génie, sa verdeur toute gauloise, ce je ne sais
quoi de galant et de bravache qui pique et dévergogne la pensée, tout
ce sel attique et cette moutarde capiteuse n'ont d'autre provenance
qu'une origine de plus de cinq siècles; l'écrivain de nos fours qui
néglige ses ancêtres est plus barbare que les premiers Gaulois, il a la
sottise d'un guerrier qui ignorerait l'histoire de son drapeau et les
héroïques faits d'armes de ses vétérans dans la carrière. Hélas!
Messieurs, il faut bien le dire, nombreux sont ceux-là qui négligent les
sources salutaires, ils n'apprécient pas la saveur des bonnes cuvées, et
ils croient toujours boire la piquette du néologisme en profanant et
méconnaissant la rouge boisson des plus vieux crûs.
Il n'y a que les secs, les constipés d'imagination les petits jardiniers
d'un vilain style à la Le Nôtre, les hommes de marbre, comme les
nommait Grimm, qui puissent jouer au casse-tête chinois avec les
vocables discutés, revus et approuvés par les habitants du
Palais-Mazarin.--Pourquoi ne pas vendre aux peintres des couleurs
tolérées par l'État, si l'on ne veut pas permettre aux littérateurs de
franchir les lourds et ternes in-folios d'académie?
Le malheur est qu'on a dit et répété sans raison à la suite de l'ennuyeux
rhéteur Despréaux, le trop fameux: enfin, Malherbe vint, et je ne ferai
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