végéter misérablement dans l'obscurité!
--Me faire un nom, me faire un nom! Si c'était en accomplissant de grandes actions ou de grandes oeuvres; mais me faire un nom comme on se fait un nom aujourd'hui: comment? en prenant des tasses de thé avec des quantités de gens qui se fichent les uns des autres et qui se moquent aussi de moi; en écrivant--moi qui ne sais seulement pas écrire--des niaiseries qui me font mal au coeur!...
--Si ces gens se moquent les uns des autres, pourquoi ne peuvent-ils se quitter? s'ils se moquent de toi, pourquoi viennent-ils à la maison? Et pourquoi écrirais-tu, toi, des choses plus bêtes que ne font les autres?
--Ces gens se voient tous les jours et me voient pour la raison qui fait que les enfants vont à Guignol et les grandes personnes au théatre. Ils ont besoin de spectacle, de comédie et de pièces, et ils aiment à revoir les mêmes grimaceries tous les jours... J'écris des choses plus ineptes que personne parce que, bien que presque tout le monde écrive, il en est du moins qui s'amusent à le faire, tandis que je n'en ai, moi, aucune envie, aucun besoin naturel, et n'y éprouve aucun plaisir; enfin, parce que, c'est une chose bien connue, tout le monde a du talent aujourd'hui, tandis que, moi, je le sais, je n'ai pas de talent, je n'ai aucun talent, je n'ai pas un soup?on de talent.
--Jér?me..., tais-toi! tu prononces des paroles...! Si on t'entendait...
--Je dis la vérité: je n'ai pas l'ombre de talent!... As-tu peur que la mère Coinquin comprenne ce que cela veut dire et aille le répéter? Je n'ai aucun talent et je n'aurai jamais de talent!
--Et après? qu'est-ce que ?a fait?
--Comment! Qu'est-ce que ?a fait?...
--Oui. Du moment que l'on croit que tu en as.
--Ah! ah! tu en as de bonnes!
--On le croira si tu le veux. On le croira si je m'en mêle. On le croit puisqu'un directeur te commande un roman... Enfin, pourquoi te commande-t-il un roman? Il y a trente-six mille personnes qui ont fait un roman; il y a toi qui n'en as jamais fait, et c'est à toi qu'il commande un roman... Voilà quelque chose dont il faut tenir compte. Et pour la suite, sois tranquille: j'ai déjà pris mes précautions. J'ai posé mes jalons. Avant de quitter Paris, j'avais parlé à trois critiques de ton futur roman; ils m'ont donné leur parole; je parierais que leur article est déjà fait..., ébauché, enfin, dans les grandes lignes; je m'entends...
--Mais le roman, le roman, lui, il n'est pas commencé. Je n'en ai même pas la première idée!...
--J'ai dit que tu le portais depuis toujours... que tu serais peut-être l'homme d'un seul livre, mais que ce serait de celui-là.
--C'est de la canaillerie; c'est tout simplement répugnant.
--Mon cher, c'est tout simplement ce qui se fait. En tous pays, il s'agit de se conformer à l'usage. Ah! tu es organisé pour vivre, toi, parlons-en!
--Je suis organisé pour vivre en pêchant à la ligne, dans un petit chef-lieu de canton, avec, si vous voulez, un tout petit emploi... J'aurais pu transporter des moellons, à la rigueur construire une maison, peut-être administrer tant bien que mal une propriété; et j'aurais fait, oui, j'en suis s?r, un très bon père de famille; et il y en a des centaines de mille, des millions, qui sont comme moi, pas plus malins que moi et dont le nom ne mérite pas d'être connu hors des limites de la commune; vous feriez bien mieux de l'y laisser.
--Moi, je ferai ce que tu voudras. Je suis bonne aussi bien à demeurer ici qu'à te faire valoir à Paris; mais il faudrait prendre un parti. Réfléchis aussi que tu as un engagement, que tu as promis d'écrire un roman...
--Mais ne dois-je pas l'écrire ici?
--Admettons. Mais, écrit ici, inséré même dans le Bonheur à cinq sous, si quelqu'un ne s'en mêle pas, malgré mes trois critiques, si quelqu'un n'est pas sur les lieux pour le faire mousser, c'est le four, c'est l'enterrement de première classe...
--Il y a eu des types comme George Sand, comme Flaubert, qui écrivaient en province...
--Taratata! Essaye. Si tu avais du génie, oui; avec un grand talent, peut-être...
--Ah! tu avoues que je n'ai même pas cela.
--Tu l'as peut-être, mais il faut qu'on le dise...
--Et ?qu'on le dise? est ce qu'il y a de plus important?...
--Dame!...
--Tout ?a, tout ?a...
--Hein?
--Je dis: tout ?a, tout ?a ne vaut pas une bonne friture.
* * * * *
Et les jours s'écoulaient, en mangeant d'excellentes fritures et en s'adonnant à mille occupations si agréables et qui paraissaient à la vérité si indispensables, que l'on n'avait pas le loisir de penser seulement au roman.
Une lettre du Secrétaire de la rédaction du Bonheur à cinq sous vint sur ces entrefaites agiter le jeune ménage.
En l'absence de M. le Directeur, qui
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