Le bonheur à cinq sous | Page 3

René Boylesve
de canton appelé Souzouches, et qu'on nommait Le Bout du Pont. On passait la rivière sur un pont de pierre d'où l'on apercevait le jardin touffu, la terrasse au-dessus de la berge et le toit d'ardoise avec le sommet d'une lucarne, deux cheminées énormes et des girouettes, l'une en forme de canot à deux rameurs et l'autre de chasseur épaulant, une petite fumée opaque à l'extrémité du canon de son fusil. A main droite, au bout du pont, passé la boulangerie qui sentait bon et le maréchal-ferrant qui répandait parmi des étincelles l'odeur de la corne br?lée, on pouvait tirer l'antique et crasseux pied de biche qui faisait tinter au loin la sonnette de la maison du Loiret.
Quand le jeune ménage arriva là, tout fut pour lui sujet d'enchantement. D'abord, au seul rez-de-chaussée e?t tenu quatre fois tout l'appartement de la rue Henri-Martin; il y avait une grande pièce dallée, à gauche du corridor qui décelait à l'odorat l'inquiétante présence de souris: ??a sent la province!...? dit Sylvie, les narines frémissantes, tandis que son mari était en train de découvrir dans le salon, à droite, un mobilier de la Restauration, authentique, et des tentures de vieille perse bleue qui correspondaient exactement à ce que les plus modernes décorateurs sont en train d'inventer. Sylvie poussait un cri d'extase et, en femme accoutumée à fréquenter les antiquaires, évaluait chaque pièce, d'un coup d'oeil. Et l'on passa au jardin.
La maison était un peu enfouie sous le jasmin de Virginie et la clématite qui devaient faciliter l'entrée des insectes dans les chambres à coucher,--ah! dame, c'était la campagne!--et elle manquait totalement de vue: ?Tant mieux! tu seras moins distrait!...? On pénétra sous ces ombrages plus d'une fois ?séculaires? et, en abattant les fils et toiles d'araignées tendus là comme les gazes, au théatre, pour communiquer au spectacle un air de mystérieuse féerie, on parvint à l'allée qui, sous des tilleuls épais, longeait la berge, le chemin de halage et avait vue sur la rivière. Celle-ci, avec un calme imposant, roulait son onde profonde et noire, éclaircie tout à coup par endroits, où des myriades d'ablettes filaient en petits traits parallèles semblables au plan d'une revue navale de Cowes, et viraient de bord soudain pour dispara?tre ?dans une direction inconnue?. Il y avait là, autour d'une table de fer, de vieux fauteuils de chataignier: ?Un bureau de verdure!? déclara Jér?me. ?Je ne travaille plus ailleurs qu'ici!? Le sol, humidifié par l'ombre et couvert, comme le mur bas, de lichens, était ?à et là soulevé par les galeries des taupinières où le pied, surpris, enfon?ait; des noisetiers, chargés de fruits, tendaient leurs bogues; Sylvie les déchirait rapidement, de ses fins doigts, à la manière des singes, et brisait les coques entre ses molaires; on l'entendait à la fois croquer la noisette et en cracher les détritus, comme une gamine qui va à l'école.
Au bout de l'allée une douzaine de marches descendaient à la porte marine: on pouvait par là se rendre à la pêche!...
--C'est un paradis, fut-il déclaré, d'un commun accord, avant même que l'on n'e?t vu le potager.
Or ce paradis contenait par surcro?t un potager! Il n'est pas de potager ordinaire; le plus pauvre d'entre eux est exquis. Celui-ci était le classique, l'idéal potager avec la pompe et les bassins, avec les très vieux poiriers à chaque angle, avec les cordons de pommiers nains, dans l'allée principale, les contre-allées étant bordées d'oseille, les unes, et les autres de thym et de ciboule; le potager à l'odeur d'oignon, de chou, de rave et de persil, le potager avec ruches d'abeilles, le potager avec brugnons en espalier et beaux chasselas encore durs qui deviendront transparents puis dorés en septembre et qu'il faudra disputer aux guêpes, le potager avec lézards sur la muraille!
--Tu vas commencer ton roman tout de suite! s'écria Sylvie.
--Pourquoi? demanda Jér?me.
--Pour que nous puissions ne rien faire après.
* * * * *
Mais Jér?me commen?a au contraire par ne rien faire. Tout était trop bon, trop beau; on n'a pas idée de faire travailler un homme qui a le moyen de louer une maison comme celle-ci.
--Le fait est, dit Sylvie, que si on louait à l'année...
--Et si on envoyait au diable la rue Henri-Martin et le Bonheur à cinq sous...
--On aurait ici le bonheur tout simplement!
--Je veux m'informer, dit Jér?me, si notre inventaire comporte des accessoires de pêche...
* * * * *
Au bout d'une semaine, Jér?me Jeton n'avait pas écrit la première ligne de son roman, mais il avait rapporté de la berge mainte excellente friture. Et Sylvie avait fait connaissance avec tout le pays.
Ce n'étaient pas du tout des sauvages, que les habitants du petit pays de Souzouches. La profession d'homme de lettres, mise aussit?t en avant par Sylvie, avait bien tout d'abord inspiré quelque appréhension: ?Quand la plume sert à composer de bons ouvrages,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 63
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.