Le bonheur à cinq sous | Page 2

René Boylesve
eux, mais pour vérifier leur perspicacité. Ils n'avaient point de go?t déterminé pour une région ni pour une autre; la campagne, à leurs yeux, était la campagne; en réalité ils aimaient tout ce qui était à l'antipode et d'un quartier parisien et de la vie que l'on mène.
* * * * *
Un beau jour, un ménage ami, que des raisons de santé avaient obligé de se retirer momentanément en province, arriva rue Henri-Martin, avec des mines totalement restaurées, une santé reconquise et, qui plus est, un délicieux enfant qu'ils avaient jadis négligé d'avoir à Paris. D'où venait ce ménage? Mais d'un endroit paradisiaque, d'une bonne et vieille maison du Loiret, sise à l'entrée du village de Souzouches, avec un jardin ombragé descendant jusqu'à la rivière; sept à huit cents francs l'an; on laisserait à un peu moins que la moitié pour la saison.
D'enthousiasme, sans plus ample examen, les Jér?me Jeton louèrent la maison du Loiret pour la saison d'été qui venait. C'était une aubaine. On sait que l'aubaine, comme la déveine, d'ailleurs, ne se présente jamais seule.
Dans les trois jours où avait été conclu cet heureux marché, Jér?me Jeton recevait une lettre de M. le Directeur du Bonheur à cinq sous, un de ces magazines illustrés qui ont conquis la faveur du public et répandent aux quatre coins du monde la pensée des plus grands savants et l'imagination des écrivains les plus notoires. M. le Directeur du Bonheur à cinq sous, homme avisé, partout répandu, ne faisant fi de rien, à l'aff?t de toute nouveauté, s'était rencontré dans un ?thé? avec madame Jér?me Jeton, et, frappé, tant par la grace de la jeune femme que par l'apre volonté qu'elle manifestait de faire ?arriver? son mari, avait été porté à lire une nouvelle de celui-ci. Or, il demandait aujourd'hui au jeune écrivain s'il n'aurait pas en ses cartons un petit roman pour la rentrée d'octobre, quelque chose dans le genre de la nouvelle récemment lue et qu'il voulait bien juger ?délicate et de bon ton?. Il désirait seulement ?plus développé?. Quelques lignes quasi confidentielles suivaient, qui mirent le comble à l'étonnement de Jér?me: un des ?ma?tres du roman contemporain?, avec qui l'on comptait inaugurer brillamment la saison, manquait à son engagement et, d'autre part, d'innombrables manuscrits d'ailleurs remarquables étaient présentement impubliables à cause de la liberté des sujets ou de la crudité de l'expression. Ceci était un avis. Jér?me Jeton ne faisait guère que débuter, il est vrai; mais que fallait-il pour que le public accueill?t un nom nouveau? qu'il lui f?t recommandé par qui de droit. On laissait entendre à Jér?me qu'il serait suppléé à l'éclat du nom par celui du ?lancement?,--dont le tirage du Bonheur à cinq sous était un s?r garant;--effort si large, ajoutait-on, que le tout jeune écrivain y voudrait voir, on n'en doutait pas, sa juste rémunération.
Et c'était en effet une proposition non seulement acceptable, mais inespérée pour un inconnu.
Jér?me Jeton n'avait pas le moindre bout de roman dans ses cartons; il écrivait, au jour le jour, une nouvelle, quand sa femme avait entendu raconter une bonne histoire ou été témoin de quelque scène digne de mémoire, et il étendait là-dessus le voile gris de l'ennui qu'écrire lui causait; sans le faire exprès, il excellait à émousser, à affadir une anecdote et à la laisser du moins dépourvue des aspérités dont l'une toujours peut blesser quelqu'un. Le loyal Jér?me n'allait-il pas répondre la vérité à M. le Directeur du Bonheur à cinq sous, attendu que deux mois à peine le séparaient de la date fixée pour la livraison du roman! Sylvie s'y opposa vertement: ?Comment, nigaud! tu vas rater une occasion pareille--car ils se tutoyaient dans l'intimité--c'était bien la peine que je me mette en frais pour faire la conquête de ce bonze!... Deux mois? mais ignores-tu le temps qu'a mis Balzac à écrire César Birotteau?... Deux mois? mais songe que précisément nous allons les passer à la maison du Loiret, dans des conditions idéales?... Fais-moi le plaisir d'écrire dare dare que tu acceptes ?malgré les conditions peu lucratives pour un romancier qui vit de sa plume?--je tiens absolument à ces termes;--que tu crois avoir précisément parmi tes travaux en cours ce qui convient au Bonheur à cinq sous, mais que ?ta conscience d'écrivain? t'interdit de te séparer du manuscrit avant la dernière minute, afin de le revoir et mettre au point... Je me charge, moi, de lui parler, à ce vieux ladre, de tes scrupules, si je le rencontre demain chez madame X, car il faut reconna?tre qu'il fait une affaire; mais, en attendant, toi, mon bonhomme, saute à pieds joints sur l'occasion qu'il t'offre de répandre ton nom!?
* * * * *
Là-dessus, les Jér?me Jeton partaient pour la maison du Loiret.
C'était une bonne grosse maison bourgeoise située à l'entrée du faubourg d'un petit chef-lieu
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