Le bachelier | Page 5

Jules Vallès
la province où, sur dix personnes, cinq vous connaissent. Ici les gens roulent par centaines: j'aurais pu mourir sans être remarqué d'un passant!
Ce n'était même plus la bonhomie de la rue populeuse et vulgaire d'où je sortais.
Sur ce boulevard, la foule se renouvelait sans cesse; c'était le sang de Paris qui courait au coeur et j'étais perdu dans ce tourbillon comme un enfant de quatre ans abandonné sur une place.
J'ai faim!
Faut-il entamer les sous qui me restent?
Que deviendrai-je, si je les dépense sans avoir retrouvé Matoussaint? Où coucherai-je ce soir?
Mais mon estomac crie et je me sens la tête grosse et creuse; j'ai des frissons qui me courent sur le corps comme des torchons chauds.
Allons! le sort en est jeté!
Je vais chez le boulanger prendre un petit pain d'un sou où je mords comme un chien.
Chez le marchand de vin du coin, je demande un canon de la bouteille.
Oh! ce verre de vin frais, cette goutte de pourpre, cette tasse de sang!
J'en eus les yeux éblouis, le cerveau lavé et le coeur agrandi. Cela m'entra comme du feu dans les veines. Je n'ai jamais éprouvé sensation si vive sous le ciel!
J'avais eu, une minute avant, envie de me retra?ner jusqu'à la cour des Messageries, et de redemander à partir, dussé-je étriller les chevaux et porter les malles sous la bache pour payer mon retour. Oui, cette lacheté m'était passée par la tête, sous le poids de la fatigue et dans le vertige de la faim. Il a suffi de ce verre de vin pour me refaire, et je me redresse droit dans le torrent d'hommes qui roule!
Un accident vient d'arriver. On court. Je m'approche. Un cheval s'est abattu, une charrette cassée. Il faut relever un timon, hueho! Ils n'y arrivent pas. Je m'avance et me glisse sous le timon. Il m'écrase, je vais tomber broyé. Tant pis je ne lacherai pas!-- et la charrette se relève.
Ce qu'il m'est revenu de confiance en moi pour avoir eu le courage de ne pas lacher quand je croyais que j'allais être tué sur place sans bruit, sans gloire, je ne puis l'écrire et quand à c?té de moi ensuite on eut l'air de croire que c'était mon coup d'épaule qui avait enlevé le morceau, alors quoique je singeais la modestie et fisse l'hypocrite, je crus que j'allais étouffer d'orgueil.
Il me reste douze sous. Il est deux heures de l'après-midi.
J'ai les pieds qui pèlent, je n'ai pas aper?u Torchonette chez les fruitières.
Que devenir?
Dans l'une des ruelles que j'ai traversées tout à l'heure, j'ai vu un garni à six sous pour la nuit. Faudra-t-il que j'aille là, avec ces filles, au milieu des souteneurs et des filous? Il y avait une odeur de vice et de crime! Il le faudra bien.
Et demain? Demain, je serai en état de vagabondage.
Encore un verre de vin!
C'est deux sous de moins, ce sera mille francs de courage de plus!
?Un autre canon de la bouteille?, dis-je au marchand d'un air crane, comme s'il devait me prendre pour un viveur enragé parce que je redoublais au bout d'une halte d'une heure; comme s'il pouvait me reconna?tre seulement!
Je donne dix sous pour payer--une pièce blanche au lieu de cuivre; quand on est pauvre, on fait toujours changer ses pièces blanches.
?Cinquante centimes: Voilà six sous.? L'homme me rend la monnaie.
?Je n'ai pris qu'un verre.
--Vous avez dit: Un autre...
--Oui.... oui...?
Je n'ose m'expliquer, raconter que je faisais allusion au verre d'avant; je ramasse ce qu'on me donne, en rougissant, et j'entends le marchand de vin qui dit à sa femme:
?Il voulait me carotter un canon, ce mufle-là!?
Je ne puis retrouver Matoussaint!
Si je frappais ailleurs?
Est-ce que Royanny n'est pas venu faire son droit? Il doit être en première année, je vais filer vers l'école, je l'attendrai à la porte des cours.
Allons! c'est entendu.
Je sais le chemin: c'est celui du Grand concours, au-dessus de la Sorbonne.
M'y voici!
Je recommence pour les étudiants ce que j'ai fait pour les fruitières. Je cours après chacun de ceux qui me paraissent ressembler à Royanny; je m'abats sur des vieillards à qui je fais peur, sur des gar?ons qui tombent en garde, je m'adresse à des Royanny, qui n'en sont pas; j'ai l'air hagard, le geste fiévreux.
Ce qui me fatigue horriblement, c'est mon paletot d'hiver que j'ai gardé pour la nuit en diligence et que j'ai porté avec moi depuis mon arrivée, comme un escargot tra?ne sa coquille, ou une tortue sa carapace.
Le laisser aux Messageries c'était l'exposer à être égaré, volé. Puis il y avait un grain de coquetterie; ma mère a dit souvent que rien ne faisait mieux qu'un pardessus sur le bras d'un homme, que ?a complétait une toilette, que les paysans, eux, n'avaient pas de pardessus, ni les ouvriers, ni aucune personne du commun.
J'ai jeté mon pardessus sur mon bras avec une négligence de gentilhomme.
Ce pardessus est jaune--d'un
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