Le bachelier | Page 4

Jules Vallès
me mettra, en titubant, sur la trace de mon ami.
Hélas! le marchand de vin est démoli. C'est tombé sous la pioche, et je ne vois qu'un tireur de cartes qui m'offre de me dire ma bonne aventure.
?Combien?
--Deux sous, le petit jeu.?
Je tire une carte--par superstition--pour avoir mon horoscope, pour savoir ce que je vais devenir. Deux ou trois personnes en font autant.
Au bout de cinq minutes, l'homme nous racole, une bonne, deux ma?ons et moi, et nous fait marcher comme des recrues que mène un sergent, jusqu'au mastroquet voisin. Là, nous regardant d'un air de dégo?t:
?L'as de coeur!
--C'est moi qui ai l'as de coeur.
--Monsieur, me dit le sorcier en m'attirant à lui, voulez-vous le grand ou le petit jeu??
Je sens que si je demande le petit jeu il me prédira le suicide, l'h?pital, la poésie, rien que des malheurs; je demande le grand.
?Quinze centimes en plus.?
Je donne mes vingt-cinq centimes.
?Payez-vous un verre de vin??
Je suis sur la pente de la lacheté. Il me demanderait une chopine, j'irais de la chopine, je roulerais même jusqu'au litre.
On apporte des verres.
?à la v?tre!?
Il boit, s'essuie les lèvres, renfonce son chapeau et commence:
?Vous avez l'air pauvre, vous êtes mal mis, votre figure ne pla?t pas à tout le monde; une personne qui vous veut du mal se trouvera sur votre chemin, ceux qui vous voudront du bien en seront empêchés, mais vous triompherez de tous ces obstacles à l'aide d'une troisième personne qui arrivera au moment où vous vous y attendrez le moins. Il faudrait pour conna?tre son nom, regarder dans le jeu des sorciers. C'est cinq sous pour tout savoir.?
L'homme se dépêche de m'expédier.
?Vous tirerez le diable par la queue jusqu'à quarante ans; alors, vous songerez à vous marier, mais il sera trop tard: celle qui vous plaira vous trouvera trop vieux et trop laid, et l'on vous renverra de la famille.?
Il me pousse dans le corridor et appelle le dix de trèfle.
Il n'y a plus qu'à aller du c?té de l'amoureuse à Matoussaint.
Je ne connais malheureusement que sa figure et son petit nom. Matoussaint l'avait baptisée Torchonette.
Je bats la rue des Vieux-Augustins en longeant les trottoirs et cherchant les fruitières: il y en a deux ou trois. Je me plante devant les choux et les salades en regardant passer les femmes; toutes me voient r?der avec des gestes de singe, car je fais des grimaces pour me donner une contenance et je me tortille comme quelqu'un qui pense à des choses vilaines... je dois tout à fait ressembler à un singe.
Je ne puis pas aller vers les fruitières et leur dire:
?Avez-vous une nièce qui s'appelle Torchonette et qui aimait M. Matoussaint? Avez-vous un parent qui se so?lait tous les jours à la Bastille??
Je ne puis qu'attendre, continuer à marcher en me tra?nant devant les boutiques, avec la chance de voir passer Torchonette.
J'ai eu cette bêtise, j'ai eu ce courage, comptant sur le hasard, et je suis resté des heures dans cette rue, toisé par les sergents de ville; mon attitude était louche, ma r?derie monotone, inquiétante.
Il y avait justement une boutique d'horloger et des montres à la vitrine voisine. Si dans la soirée on s'était aper?u d'un vol dans le quartier, on m'aurait signalé comme ayant fait le guet ou pris l'empreinte des serrures. J'étais arrêté et probablement condamné.
à l'heure du déjeuner, j'ai eu vingt alertes, croyant vingt fois reconna?tre l'amoureuse à Matoussaint, et vingt fois faisant rire les filles sur la porte de l'atelier ou de la crémerie.
?Quel est donc ce grand dadais qui dévisage tout le monde??
Elles me montraient du doigt en ricanant et je devenais rouge jusqu'aux oreilles.
Je m'enfuyais dans le voisinage, j'enfilais des ruelles sales qui sentaient mauvais; où des femmes à figures violettes, à robes lilas, à la voix rauque, me faisaient des signes et me tiraient par la manche dans des allées boueuses. Je leur échappais en me débattant sous une averse de mots immondes et je revenais, mourant de honte et aussi de fatigue, dans la rue des Vieux-Augustins.
Il y en a qui m'ont pris pour un mouchard.
?C'en est un, ai-je entendu un ouvrier dire à un autre.
--Il est trop jeune.
--Va donc! Et le fils à la mère Chauvet qui était dans la Mobile, n'est-il pas de la rousse maintenant??
Il faisait chaud. Le soleil cuisait l'ordure à la bouche des égouts et pourrissait les épluchures de choux dans le ruisseau. Il montait de cette rue piétinée et bordée de fritures une odeur de vase et de graisse qui me prenait au coeur.
J'avais les pieds en sang et la tête en feu. La fièvre m'avait saisi et ma cervelle roulait sous mon crane comme un flot de plomb fondu.
Je quittai mon poste d'observation pour courir où il y avait plus d'air et j'allai m'affaisser sur un banc du boulevard, d'où je regardai couler la foule.
J'arrivais de
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