entrant et parlant à la cantonade.--Mais certainement il
m'a sauvé! certainement il m'a sauvé[1], et, tant que battra le coeur de
Perrichon... Je le lui ai dit...
DANIEL.--Eh bien! monsieur Perrichon... vous sentez-vous mieux?
PERRICHON.--Ah! je suis tout à fait remis... je viens de boire trois
gouttes de rhum dans un verre d'eau, et dans un quart d'heure, je
compte gambader sur la mer de Glace. Tiens, votre ami n'est plus là?
DANIEL.--Il vient de sortir.
PERRICHON.--C'est un brave jeune homme!... ces dames l'aiment
beaucoup.
DANIEL.--Oh! quand elles le connaîtront davantage!... un coeur d'or!
obligeant, dévoué, et d'une modestie[2]!...
BERRICHON.--Oh! c'est rare.
DANIEL.--Et puis il est banquier... c'est un banquier!...
PERRICHON.--Ah!
DANIEL.--Associé de la maison Turneps, Desroches et Cie. Dites
donc[3], c'est assez flatteur d'être repêché par un banquier... car
enfin[4], il vous a sauvé!... Hein? sans lui!...
PERRICHON.--Certainement... certainement. C'est très gentil ce qu'il a
fait là!
DANIEL, étonné.--Comment, gentil[5]!
PERRICHON.--Est-ce que vous allez vouloir atténuer le mérite de son
action?
DANIEL.--Par exemple[6]!
PERRICHON.--Ma reconnaissance ne finira qu'avec ma vie... ça[7]!...
tant que le coeur de Perrichon battra... Mais, entre nous, le service qu'il
m'a rendu n'est pas aussi grand que ma femme et ma fille veulent bien
le dire.
DANIEL, étonné.--Ah bah!
PERRICHON.--Oui. Elles se montent la tête. Mais, vous savez, les
femmes!...
DANIEL.--Cependant, quand Armand vous a arrêté, vous rouliez...
PERRICHON.--Je roulais, c'est vrai... mais avec une présence d'esprit
étonnante... J'avais aperçu un petit sapin après lequel j'allais me
cramponner; je le tenais déjà quand votre ami est arrivé.
DANIEL, à part.--Tiens, tiens! vous allez voir qu'il s'est sauvé tout
seul.
PERRICHON.--Au reste, je ne lui sais pas moins gré de sa bonne
intention... Je compte le revoir... lui réitérer mes remercîments... je
l'inviterai même cet hiver.
DANIEL, à part.--Une tasse de thé[8]!
PERRICHON.--Il paraît que ce n'est pas la première fois qu'un pareil
accident arrive à cet endroit-là... c'est un mauvais pas[9]... L'aubergiste
vient de me raconter que, l'an dernier, un Russe... un prince... très bon
cavalier!... car ma femme a beau dire[10], ça ne tient pas à mes
éperons!... avait roulé dans le même trou.
DANIEL.--En vérité!
PERRICHON.--Son guide l'a retiré... Vous voyez! qu'on s'en retire
parfaitement[11]. Eh bien! le Russe lui a donné cent francs!
DANIEL.--C'est très bien payé!
PERRICHON.--Je le crois bien[12]!... Pourtant c'est ce que ça vaut...
DANIEL.--Pas un sou de plus. (A part.) Oh! mais je ne pars pas[13].
PERRICHON, remontant.--Ah ça! ce guide n'arrive pas?
DANIEL.--Est-ce que ces dames sont prêtes?
PERRICHON.--Non... elles ne viendront pas: vous comprenez?... mais
je compte sur vous.
DANIEL.--Et sur Armand?
PERRICHON.--S'il veut être des nôtres[14], je ne refuserai
certainement pas la compagnie de M. Desroches.
DANIEL, à part.--M. Desroches! Encore un peu et il va le prendre en
grippe!
L'AUBERGISTE, entrant de la droite.--Monsieur!...
PERRICHON.--Eh bien! ce guide?
L'AUBERGISTE.--Il est à la porte... Voici vos chaussons.
PERRICHON.--Ah! oui! il paraît[15] qu'on glisse dans les crevasses
là-bas... et comme je ne veux avoir d'obligation à personne...
L'AUBERGISTE, lui présentant le registre.--Monsieur écrit-il sur le
livre des voyageurs?
PERRICHON.--Certainement... mais je ne voudrais pas écrire quelque
chose d'ordinaire... il me faudrait... là... une pensée!... une jolie
pensée!... (Rendant le livre à l'aubergiste.) Je vais y rêver[16] en
mettant mes chaussons. (A Daniel.) Je suis à vous dans la minute. (Il
entre à droite suivi de l'aubergiste.)
ACTE II, SCÈNE VI
DANIEL, puis ARMAND
DANIEL, seul.--Ce carrossier est un trésor d'ingratitude. Or, les trésors
appartiennent à ceux qui les trouvent, article 716 du Code civil[1]...
ARMAND, paraissant à la porte du fond.--Eh bien?
DANIEL, à part.--Pauvre garçon!
ARMAND.--L'avez-vous vu?
DANIEL.--Oui.
ARMAND.--Lui avez-vous parlé?
DANIEL.--Je lui ai parlé.
ARMAND.--Alors vous avez fait ma demande?...
DANIEL.--Non.
ARMAND.--Tiens! pourquoi?
DANIEL.--Nous nous sommes promis d'être francs vis-à-vis l'un de
l'autre... Eh bien! mon cher Armand, je ne pars plus, je continue la
lutte.
ARMAND, étonné.--Ah! c'est différent!... et peut-on vous demander
les motifs qui ont changé votre détermination?
DANIEL.--Les motifs... j'en ai un puissant: je crois réussir.
ARMAND.--Vous?
DANIEL.--Je compte prendre un autre chemin que le vôtre et arriver
plus vite.
ARMAND.--C'est très bien... vous êtes dans votre droit...
DANIEL.--Mais la lutte n'en continuera pas moins loyale et amicale?
ARMAND.--Oui.
DANIEL.--Voilà un oui un peu sec!
ARMAND.--Pardon!... (Lui tendant la main.) Daniel, je vous le
promets...
DANIEL.--A la bonne heure! (Il remonte.)
ACTE II, SCÈNE VII
LES MÊMES, PERRICHON, puis L'AUBERGISTE
PERRICHON.--Je suis prêt... j'ai mis mes chaussons... Ah! monsieur
Armand!
ARMAND.--Vous sentez-vous remis de votre chute?
PERRICHON.--Tout à fait! ne parlons plus de ce petit accident... c'est
oublié!
DANIEL, à part.--Oublié! il est plus vrai que nature[l]...
PERRICHON.--Nous partons pour la mer de Glace... êtes-vous des
nôtres?
ARMAND.--Je suis un peu fatigué... je vous demanderai la permission
de rester...
PERRICHON, avec empressement.--Très volontiers! ne vous gênez
pas[2]! (A l'aubergiste qui entre.) Ah! monsieur l'aubergiste,
donnez-moi le livre des voyageurs. (Il s'assied à droite
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