Le Voyage De Monsieur Perrichon | Page 6

Eugene Labiche and Edouard Martin
plusieurs voyageurs.--Tableau[6].)

ACTE DEUXIÈME
Un intérieur d'auberge au Montanvert[1], près de la mer de Glace.--Au
fond, à droite, porte d'entrée; au fond, à gauche, fenêtre; vue de
montagnes couvertes de neige; à gauche, porte et cheminée haute.
--Table; à droite, table où est le livre des voyageurs, et porte.
SCÈNE PREMIÈRE
ARMAND, DANIEL, L'AUBERGISTE, UN GUIDE

Daniel et Armand sont assis à une table et déjeunent
L'AUBERGISTE.--Ces messieurs[2] prendront-ils autre chose?
DANIEL.--Tout à l'heure... du café.
ARMAND.--Faites manger le guide; après, nous partirons pour la mer
de Glace.
L'AUBERGISTE.--Venez, guide. (Il sort, suivi du guide, par la droite.)
DANIEL.--Eh bien! mon cher Armand?
ARMAND.--Eh bien! mon cher Daniel?
DANIEL.--Les opérations[3] sont engagées, nous avons commencé
l'attaque.
ARMAND.--Notre premier soin a été de nous introduire dans le même
wagon[4] que la famille Perrichon; le papa avait déjà mis sa calotte.
DANIEL.--Nous les avons bombardés de prévenances, de petits
soins[5].
ARMAND.--Vous avez prêté votre journal à monsieur Perrichon, qui a
dormi dessus... En échange, il vous a offert les Bords de la Saône... un
livre avec des images.
DANIEL.--Et vous, à partir de Dijon[6], vous avez tenu un store dont la
mécanique[7] était dérangée; ça a dû vous fatiguer.
ARMAND.--Oui, mais la maman m'a comblé de pastilles de chocolat.
DANIEL.--Gourmand!... vous vous êtes fait nourrir[8].
ARMAND.--A Lyon, nous descendons au même hôtel...
DANIEL.--Et le papa, en nous retrouvant, s'écrie: Ah! quel heureux
hasard!...

ARMAND.--A Genève, même rencontre... imprévue...
DANIEL.--A Chamouny[9], même situation; et le Perrichon de s'écrier
toujours: Ah! quel heureux hasard!...
ARMAND.--Hier soir, vous apprenez que la famille se dispose à venir
voir la mer de Glace, et vous venez me chercher dans ma chambre...
dès l'aurore... c'est un trait de gentilhomme[10]!
DANIEL.--C'est dans notre programme... lutte loyale!... Voulez-vous
de l'omelette?
ARMAND.--Merci[11]... Mon cher, je dois vous prévenir... loyalement,
que de Châlon[12] à Lyon, mademoiselle Perrichon m'a regardé trois
fois.
DANIEL.--Et moi quatre!
ARMAND.--Diable! c'est sérieux!
DANIEL.--Ça le[13] sera bien davantage quand elle ne nous regardera
plus... Je crois qu'en ce moment elle nous préfère tous les deux... ça
peut durer longtemps comme ça; heureusement que nous sommes gens
de loisir.
ARMAND.--Ah ça! expliquez-moi comment vous avez pu vous
éloigner de Paris, étant le gérant d'une société de paquebots...
DANIEL.--Les Remorqueurs sur la Seine... capital social, deux
millions. C'est bien simple: je me suis demandé un petit congé, et je n'ai
pas hésité à me l'accorder... J'ai de bons employés; les paquebots vont
tout seuls[14], et pourvu que je sois à Paris le huit du mois prochain
pour le paiement du dividende... Ah çà! et vous? un banquier!... il me
semble que vous pérégrinez beaucoup!
ARMAND.--Oh! ma maison de banque ne m'occupe guère... J'ai
associé mes capitaux en réservant la liberté de ma personne[15], je suis
banquier...

DANIEL.--Amateur!
ARMAND.--Je n'ai, comme vous, affaire à Paris que vers le huit du
mois prochain.
DANIEL.--Et d'ici là nous allons nous faire une guerre à outrance...
ARMAND.--A outrance! comme deux bons amis... J'ai eu un moment
la pensée de vous céder la place; mais j'aime sérieusement Henriette...
DANIEL.--C'est singulier... je voulais vous faire le même sacrifice...
sans rire... A Châlon, j'avais envie de décamper, mais je l'ai regardée...
ARMAND.--Elle est si jolie!
DANIEL.--Si douce!
ARMAND.--Si blonde!
DANIEL.--Il n'y a presque plus de blondes[16]; et des yeux!
ARMAND.--Comme nous les aimons[17].
DANIEL.--Alors je suis resté!
ARMAND.--Ah! je vous comprends!
DANIEL.--A la bonne heure! C'est un plaisir de vous avoir pour
ennemi! (Lui serrant la main.) Cher Armand!
ARMAND, de même.--Bon Daniel! Ah çà! monsieur Perrichon n'arrive
pas! Est-ce qu'il aurait changé son itinéraire? Si nous allions les
perdre!...
DANIEL.--Diable! c'est qu'il[18] est capricieux, le bonhomme...
Avant-hier il nous a envoyés nous promener à Ferney[19] où nous
comptions le retrouver...
ARMAND.--Et pendant ce temps, il était allé à Lausanne.

DANIEL.--Eh bien, c'est drôle de voyager comme cela! (Voyant
Armand qui se leve.) Où allez-vous donc?
ARMAND.--Je ne tiens pas en place[20], j'ai envie d'aller au-devant de
ces dames.
DANIEL.--Et le café?
ARMAND.--Je n'en prendrai pas... Au revoir! (Il sort vivement par le
fond.)

ACTE II, SCÈNE II
DANIEL, puis L'AUBERGISTE, puis LE GUIDE
DANIEL.--Quel excellent garçon! c'est tout coeur, tout feu[1]... mais ça
ne sait pas vivre; il est parti sans prendre son café! (Appelant.) Holà!...
monsieur l'aubergiste!
L'AUBERGISTE, paraissant.--Monsieur?
DANIEL.--Le café. (L'aubergiste sort. Daniel allume un cigare.) Hier,
j'ai voulu faire fumer le beau-père... ça ne lui a pas réussi[2]...
L'AUBERGISTE, apportant le café.--Monsieur est servi.
DANIEL, s'asseyant derrière la table devant la cheminée et étendant
une jambe sur la chaise d'Armand.--Approchez cette chaise... très bien...
(Il a désigné une autre chaise, il y étend l'autre jambe.) Merci!... Ce
pauvre Armand! il court sur la grande route, lui, en plein soleil[3]... et
moi, je m'étends! Qui arrivera le premier de nous deux? nous avons[4]
la fable du Lièvre et de la Tortue.
L'AUBERGISTE, lui présentant un registre.--Monsieur
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