qui est des ?mélanges de salive?... voyez-vous, j'en ai soupé!
Et Floche regarda tristement le Seeligberg et le lac des Quatre-Cantons, comme quelqu'un qui n'aura plus jamais de soupe. Ensuite, elle finit par se pamer avec l'exagération qu'elle apportait à tout, à propos de l'eau, des reflets, des tons, du monument de Schiller... et s'adressant au pseudo-Berlinois:
--Monsieur, savez-vous si c'est le tombeau de Schiller?
--Non, Madame, c'est seulement son coeur qui est là.
--Ah! son coeur qui est là! Le coeur d'un si grand homme, d'un tel poète!... Ils l'ont arraché, son coeur, de son corps mort, les cruels! Et ils l'ont fourré là, dans cette énorme pierre froide au bord du lac. Ce pauvre coeur! Quelle poétique invention, Monsieur! Il n'y a que les Allemands pour avoir une telle sensibilité. Ah! l'amour, l'amour! Certainement, Altmar me lachera... je suis d'une nature si peu attachante. Je suis joliment malheureuse, allez.
--Ce pauvre Altmar, reprit Avertie, vous lui faites du tort puisqu'il n'a pas encore eu l'idée de vous aimer.
--Mais rien que ?a, c'est affreux, et ?a suffit pour empoisonner mon voyage!
Le lac était froid, gris et sec de ton à cette heure matinale, dans une petite brume commune.
Avertie attendait, comme au théatre, l'apothéose finale, les beautés du Gothard qu'elle escomptait pour la remettre de bonne humeur; mais quand elle les eut, là, sous les yeux, dans leur sévérité verte, crue et pierreuse, étroites et profondes, telles les ames de Port-Royal--sauf toutefois la couleur verte--elle ne put les aimer. Cela l'ennuyait, l'ennuyait prodigieusement, autant que de la mauvaise peinture.
--Etes-vous assez dénigrante, ma chère! disait Floche d'un ton de reproche. Ces neiges éternelles, ces pics grandioses, cette nature bouleversée, cette prodigieuse création de voie ferrée, ces ?sept révolutions du tracé?, cela ne vous chambarde donc pas?... Et quand on pense que c'est nous, les humains, qui avons trouvé le truc pour terrasser ces monstres, les rendre utiles... l'histoire de la souris qui creuse un fromage, quoi! C'est splendide! Et ces gorges...
--Oh! ces gorges... Quand on pense aux beaux seins des femmes et qu'on compare!
--Vous dites? Et ces cascades?
--Ouatt! les cascades? des ?pissevaches? tout le temps.
--Des pisse... quoi?
--Je dis des pissevaches. En Suisse, vous savez bien, toutes les cascades sont des pissevaches.
--Non, je ne comprends pas bien, mais vous avez de l'esprit d'à propos... En effet, ce sont tout à fait des vaches vues par derrière, mes pauvres cascades... ces bonnes vaches qui donnent de si bon lait, du si bon beurre, du si bon miel!
--Oh! du miel surtout, Floche!
CHAPITRE III
Le déjeuner que Floche avait, par économie, refusé de manger se servait pendant la montée serpentine du Gothard, tandis que, béats, les touristes épataient leurs nez contre les vitres sales.
Seuls, Avertie et un couple amoureux se désintéressaient du paysage. Le couple, comme tous ceux du même genre, s'entre-mangeait des yeux au-dessus de l'omelette aux fines herbes et du veau marengo. La femme, américaine, très fra?che sans être très jeune, avait la poitrine libre sous une étoffe légère. Quand elle faisait effort pour rompre son pain trop cuit, ses seins en cloches remuaient.
?Voilà bien ce qu'ils préfèrent, les hommes!? soupira Avertie en caressant du plat de la main sa petite poitrine de Fellah. Dieu! que tout ce monde-là mange de fa?on commune et même ce gentil gosse de 13 ans!? pensa-t-elle encore!
Elle e?t souhaité à l'enfant une vilaine figure, tant ses vilaines manières offensaient sa beauté. Quand elle se leva, tandis qu'il s'empressait poliment pour l'aider à remettre son manteau, elle dit à demi voix:--Merci beaucoup, mon petit monsieur, et, puisque vous êtes si poli, écoutez une vieille dame: lorsqu'on a, comme vous, une jolie figure, il faut avoir les ongles propres et ne pas manger avec ses doigts.? Et elle partit.
Dans le compartiment, Floche attendait G?schenen, la station du tunnel. On y arrivait.
--Quoi! s'écria-t-elle G?schenen! Le tunnel déjà! Et même pas cinq minutes d'arrêt pour se préparer à passer sous ce terrible amas de rochers et de glace!... Mes sels! où sont mes sels de lavande?
Elle fouilla nerveusement le sac jaune.--Aurai-je le temps seulement de les sortir?... J'ai peut-être le coeur malade, qu'est-ce qu'on sait, après tous les malheurs que j'ai eus! J'ai lu dans un journal que l'air de ce tunnel était si lourd, si oppressant, si méphitique... Ah! mon Dieu! nous voilà déjà dans le trou et je ne trouve pas mes sels, quelle fatalité! Ah si... enfin!
Et au moment où elle les portait à son nez, le jour réapparaissait.
Un soleil printanier éclatait, enflammant les glaciers du versant italien; il répandait de l'argent liquide sur les pics froids, assis en rond comme des juges.
Ils étaient beaux et peu sympathiques. Avertie, intimidée, détourna les yeux; elle finissait par se croire coupable.
Mais le train, à toute vitesse, l'emporta loin de ces monstres. Lointains, couronnés de légers nuages, ils lui parurent plus accessibles. Floche, elle, prenait activement des
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