Le Voluptueux Voyage | Page 5

Marie-Aimery de Cominges
son affreux voisin devait être Berlinois; à sa tête de courtier en fromages, elle avait reconnu cela de suite. Bavarde, elle lui adressa la parole en allemand.
Lui, répondit en fran?ais. Ainsi furent-ils fixés tous les deux.
Mais plus loin, le Homespun et le Heather Mixture triomphaient sur les banquettes, mélangés à cette odeur de tabac opiacé qui grisait toujours un peu la jeune femme.
Un vieux, propret, plein de santé, rouge et luisant comme les premières cerises et qu'Avertie, à vue, couronna Baronnet, tenait, dans sa petite bouche vierge et un peu ridicule, une courte pipe de bruyère. Le visage encadré de fins favoris, blancs comme du sucre, et tondus en bordure de buis bien nette, une rose rouge à la boutonnière, il avait l'air d'être chez soi, à l'aise. à c?té de lui, un grand gar?on, son fils; même corps, mais trente ans de moins... et quel teint! quelles dents! Ah! qu'Avertie se reconnut bien! De suite, elle pensa au baiser que lui donnerait cette bouche ferme et un peu épaisse, dessinée en arc pur, comme celle du David de Michel-Ange. Elle sentit presque, par autosuggestion, l'appui de ces lèvres sur sa bouche mince et elle éprouva une sorte d'émoi.
Son regard descendit le long des jambes du jeune homme; elles étaient fortes, musclées, sèches sous la mince étoffe.
?Il est beau, songea-t-elle, et combien peu il s'en doute! Son gilet écossais l'occupe uniquement et, dans le geste las qu'il vient de faire, n'a-t-il pas précisé ainsi la pose du Mars de Botticelli??
L'Anglais s'était aper?u qu'on l'observait. Sous son arcade naturellement tragique, sortait un regard long, direct, appuyé. Avertie, satisfaite d'être remarquée, le soutint, beaucoup moins par coquetterie que par admiration.
--Ce regard! c'est un événement, se dit-elle, et ce corps! Il doit être beau, nu, dans cette pose de magnifique flemme sensuelle!
Elle pensa aux recommandations du B.-A, sourit d'accumuler déjà dès le départ, avant même l'Italie, et se parlant à elle-même:--Décidément, on ne s'ennuie pas en voyage quand on a des sens...
Le paysage se déroulait. ?Petits sapins, et volets verts, chantonna-t-elle, savez-vous où je vous préfère? Dans les bergeries des arbres de No?l, en mousse de bois peinturlurée!? Elle conclut dans un soupir: ?Désirer, désirer, c'est le seul condiment à la fadeur de la vie, et puis, aussi, un soleil nouveau quand il sort des nuages.?
* * *
à Lucerne, Dick Strathmore--elle avait lu ce nom sur sa valise--descendit avec sa famille. Il prit congé d'Avertie dans une bouffée de pipe qui voila son intense regard. Elle en fut soudain abattue comme lorsque le soleil dispara?t alors qu'on compte sur lui pour le reste de la journée.
?Vraiment, j'avais déjà du go?t pour ce jeune male, se dit-elle. Sa bouche semblait un vrai canapé. Est-il assez bien mis! Et quelle allure dans ses foulées! Au revoir, Dick!?
Par la portière, elle s'était penchée pour le suivre plus longtemps. Entendit-il son au revoir? Sur le quai, il se retourna, leva les yeux vers Avertie, la regarda, puis referma lentement les paupières comme devant une lueur trop éclatante.
Ce geste l'émut. Signifiait-il quelque chose, après tout? La fumée de sa pipe? La poussière de charbon? L'avait-il vue seulement?
Mais, au fond, elle savait bien que ses yeux s'étaient fermés sur la belle image, involontaire hommage à sa beauté, peut-être.
Floche la tira de sa rêverie--le train filait au bord de l'eau.
--Est-ce beau, ce lac, Luzerna! Luzerna! Italia! chantonnait-elle sur l'air de Sorrente de Boccace. J'aimerais bien avoir des cartes postales pour les enfants. Ne pourriez-vous en acheter au prochain arrêt?
Avertie, complaisante et qui collectionnait pour elle-même, descendit à la première station, fit un choix, paya, apporta.
--Mais que c'est cher! l'accueillit Floche. Et pour des endroits qu'on a si mal vus, en passant, dont on n'a même pas pu lire les noms: Küsachak! qu'est-ce que cela, Küsachak? Pour une station, c'est ridicule! Ces noms suisses m'ahurissent, et puis c'est trop co?teux les voyages... mon avarice me reprend... Oh! que je souffre!
Ces exagérations amusaient Avertie. Elle demanda:
--Irez-vous déjeuner?
--Moi? mais je n'ai pas faim du tout!
--Pardon... est-ce l'encha?nement de vos idées qui vous amène à ne pas déjeuner?
--Vous dites? Encha?nement de mes idées? Ah! je comprends! Mon avarice? Au reste, je n'ai pas honte de vous l'avouer, maigrir et tondre sur un oeuf sont deux préoccupations qui ne me quittent jamais.
--Enchantée de l'apprendre; vous ferez dorénavant les commissions.
--Vous n'y pensez pas! Et mon petit sac que je ne peux quitter!
--Quoi! un sac? quel sac? (elle cherche le Carlin de l'oeil).
--Oui, celui-ci, ce tout petit! Ne me grondez pas... j'y ai mis mon argent, et seulement les deux lettres que je possède d'Altmar.
--Vous m'agacez. Vous n'êtes qu'une folle!
--Pas tant que cela, pas tant que cela! Croyez-vous que je ne sais pas qu'Altmar est riche? Je le cultive surtout pour ses cadeaux, ses automobiles, ses loges, ses billets de théatre et de courses. Car, pour ce
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 57
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.