Le Voluptueux Voyage | Page 4

Marie-Aimery de Cominges
comme moi. Après tout, c'était une folie que ces 1re classe! Vous n'allez pas me faire croire que vous êtes batie autrement que moi et que vous ne supporterez pas deux jours en seconde, y compris la première nuit?... Et ce sera moi, encore, qui vous aurai mis cent francs dans votre poche!
Avertie abasourdie (?Quel toupet!? marmottait-elle) ne se pronon?ait pas. Mais le hasard donna raison à Floche; les premières se trouvèrent bondées et les secondes à peu près vides. Le transbordement se fit rapidement et Floche triompha.
Capuchon d'auto sur la tête, coussin à vent dans le dos, droite comme une idole, la Comtesse Floche s'endormit. Avertie, grace à de nombreux oreillers, en fit autant.
* * *
Bale. 6 heures du matin.
--Tr?ger, Gep?ck?
--Ja wohl.
--Buffet?
--Ja wohl.
D'un pas alerte, toutes deux descendent et se précipitent vers le déjeuner. Mais le ?n° 18? ne suit pas. à c?té des valises, la courroie rejetée sur sa blouse bleue, il a l'air d'un pot de fa?ence de Delft ou d'un vieux hibou.
--Eh bien! qu'attendez-vous? lui crie Avertie. Schnell!!! Schnell!!!
--Nein.
--Quoi, Nein?
--Kann nicht das tragen, zu viel! dit-il avec placidité, en montrant d'un signe de tête le tas des sacs jaunes.
--Appelez un camarade.
--Nein, zu viel.
Avertie commence à s'échauffer. Le vieux hibou évidemment ?ne veut rien savoir?. Pourquoi aussi l'a-t-elle choisi tassé, et hors d'age pour porter leurs valises? Décidément, c'est comme pour les fiacres, elle n'a pas l'oeil.
Mais Floche s'en va déjeuner, tandis qu'Avertie essaye de réveiller l'énergie du vieux hibou, en promettant des sommes folles pour lui mettre un peu de coeur au ventre. à la fin, elle le menace même de ne rien donner du tout... Le vieux la plante là et s'en va.
--?a, pour le coup, ?a ne s'est jamais vu! s'écrie Avertie.
Le temps presse, cependant. Elle n'a plus que six minutes pour transborder les sacs. Sans se décourager, forte de son droit, elle demande à droite et à gauche; malheureusement, dès que les hommes d'équipe aper?oivent les nombreuses ?peaux de truie?, c'est comme un sort, ils hochent la tête et s'en vont d'un air mystérieux.
Il faut pourtant en finir; la sueur lui perlant au front, après des démarches d'une politesse toute XVIIIe auprès du chef de gare, Avertie apprend qu'un arrêté, daté du matin même, défend à tout porteur de se charger des ?valises, colis et autres bagages à main? dépassant 0,80 x 0,50, sous peine d'être mis à pied!
Tandis que Floche, au buffet, trouvait les petits déjeuners suisses bons mais chers, on annon?a le départ du train. Soudain Avertie, en bombe, tomba sur la dernière bouchée de Floche qu'elle insulta, bouscula, mais sans lui conter rien de sa déconvenue si déshonorante pour une jeune vaniteuse de son expérience des voyages. Elle la poussa enfin jusqu'aux colis, lui mit dans une main un des sacs, dans l'autre la poignée de la trop célèbre valise et à elles deux, à bras tendus et jarrets vacillants, elles enlevèrent leurs bagages devant les voyageurs, le chef de gare et les Tr?ger ahuris.
Floche, sous le joug, se lamentait à tue tête.
--Dieu! les voyages! Ma chère, comme j'avais raison, quel martyre! Et comme je serais plus confortablement, 1, rue Gauthier-Villars!... Mais, tout de même, vous faites des progrès. Je n'eusse jamais osé vous prier d'économiser le Trinkgeld du Tr?ger!
Une fois affalée dans le train, retrouvant, sans doute, une petite cro?te parfumée aux coins de ses gencives, elle ajouta avec conviction:
--Ce petit déjeuner suisse m'a fait du bien. Cela repose après une nuit de chemin de fer. Et puis, c'était du thé de Ceylan, heureusement... moi qui ne peux supporter le thé de Chine!... le beurre, pas mauvais... J'ai mangé trois pains noirs avec des petites crottes dessus.
S'était-elle seulement aper?ue, cette bonne Floche, qu'elle s'adressait à l'estomac creux d'Avertie?...
Changement de train pour le rapide Lucerne-Saint-Gothard. Avertie tombe avec son amie dans le compartiment des fumeurs: velours rouge, bagages, gentlemen anglais.
--Cette Suisse, comme elle m'ennuie, se dit Avertie. Heureusement que le printemps l'arrange un peu avec ce jaune pale aux aiguilles des mélèzes et l'épanouissement des arbres fruitiers sur les versants. Mais qu'elle est grise et dure... comme une poire froide d'hiver!
Floche, qui se tenait dans le couloir, l'appela:
--Aimez-vous la Suisse? je ne l'aime pas, moi. C'est trop ratissé.
--Oh! je sais, répondit Avertie, que vous avez un faible pour les lieux communs.
--Des lieux communs? mais, chère amie, vous ne comprenez pas; je vous dis, au contraire, que je n'aime pas la Suisse.
--J'ai bien entendu, affirma en souriant Avertie.
--J'ai donc dit une bêtise?
--Non. Moi, c'est son ciel qui me dépla?t... une calotte... une calotte...
--De Suisse!
--Charmant! incomparable!
Décidément, Floche aimait les lieux communs.
Dans le wagon des fumeurs, on se serait cru en Angleterre. Avertie en éprouvait du plaisir. Elle avait toujours eu un go?t pour ces indigènes naturellement distingués. Quand elle émettait de tels jugements, elle ne pensait jamais qu'aux hommes, bien entendu. Pourtant,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 57
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.